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Philologie d'Orient et d'Occident
18 août 2015

Un autre Moyen Âge (2)

Philologie d'Orient et d'Occident (331) Le 18/08/2015 Tokyo  K.      

 Un autre Moyen Âge (2)

L'origine des deux mots terminant un message

CIMG4777 

Voie lactée marine par Misao Wada (cousu main)

   Une des spécialités des environs de Takayama (cf. billets 121, 161 et 207) est la pêche (lat. pop. persica < persicum [pomum] «fruit de Perse»). La pêche "momo" (en chinois: dau, t'au, tá桃 «[fruit] divisible en deux parts égales) charnue, juteuse et au goût assez différent de l'occidentale, n'est pas d'origine perse mais chinoise. À Takayama, pays à températures contrastées (chaud le jour, frais la nuit), la pêche est réputée bien sucrée.

   Début août, impatient d'en acheter au marché, on en offre de bien mûres à ses amis. Cet été étant particulièrement chaud, la chair de pêche est de très bonne qualité.

   Une amie, Mme T, à qui a été destiné un des paquets de fruits, m'en a remercié par un message, à la fin duquel il y avait cette formule:

   Takayama-mo, o-atsui-koto-de-shô. O-itoi-kudasai-mase.

   «À Takayama également, il fait chaud, je suppose. Prends soin de toi». 

   J'ai mis deux secondes pour saisir le sens exact. Ce qui m'a rendu perplexe était la tournure: -itoi-(kudasai-mase), nominal du verbe «ito-u»: «prendre en grippe, répugner, haïr», synonyme de kira-u «détester».

   Selon le dictionnaire Kôji-en (Tokyo, éd. Iwanami-shoten, 1998), le verbe ito-u est: «se retirer en évitant ce qu'on n'aime pas», ainsi différencié de son synonyme kira-u: «quitter, rejeter et éloigner ce qu'on déteste». De là pour arriver au sens « prendre soin de soi», on peut imaginer un itinéraire suivant: «éviter ce qu'on n'aime pas» > «se trouver hors de ce dont on a horreur» > «être tranquille à l'écart d'un fléau naturel» > «vivre en paix, prendre du bon temps (en fuyant la grande chaleur)». 

   Ce genre de mutation, presque en sens inverse, existe déjà en indo-européen ainsi qu'en chinois. On a déjà vu, dans les deux billets (4 et 12), un retournement de sens de «prendre» en «donner». En indo-européen, *dô-, du verbe δίδωμι «donner», aurait été lié à *dâ- hittite «prendre». On peut supposer qu'en chinois, 受 [*dhiog, supposé pour la période de Zhou à Qin, 3100-2200 BC, par le docteur Tôdô - billet 304] «recevoir» et son homophone 授 [*dhiog] «accorder» sont issus d'une même souche [*dho- > *dh(i)o(g)], i n'étant qu'une voyelle d'intervention. Ces exemples sont plus surprenants encore que «répugner» >«vivre en paix».

   - - - - - - - - -

   Artiste qui s'exprime par la couture d'appliqués, Misao Wada vit à Takayama d'où elle est originaire. Francophile, elle a exposé deux fois en France, à Limoges et à Nantes. C'est elle qui illustre de sa couture mes billets depuis voici déjà trois ans. La semaine dernière, elle m'a adressé un petit salut en dialecte de la région.

   La dernière phrase se terminait:

   Atsui-no-de, tameratte (tamera-i-te)-kuren-sai. «Par ce temps chaud, prends tout ton temps.».

   Le verbe «tamera-u» se comprend habituellement dans la capitale par: «être incertain, indécis; hésiter». Le sens «vivre en paix» que notre artiste a donné au verbe tamera-u n'est pas actuellement en usage dans le centre du pays ni dans la langue littéraire. Or, selon le Kôji-en, le sens «s'apaiser, se calmer» figure tout au début de la liste. La première occurrence de ce sens date du Dit de Genji (Murasaki Shikibu, XIe siècle). C'est seulement à la fin qu'apparaît le sens actuel: «être indécis, hésiter». Le sens le plus ancien s'est conservé dans le parler de Takayama.

   En français, le sens «hésiter» du verbe balancer se conserve dialectalement ou en occitan (balançar). Le passage de «faire aller alternativement d'un côté puis de l'autre» à «hésiter» se serait fait par l'étape «équilibrer». Le mouvement, tout en hésitant, «se met en équilibre, en paix». En japonais, l'itinéraire était à l'inverse. 

   Notre artiste parle comme Françoise. Je partage l'idée conçue par le Narrateur lorsqu'il la surprit à dire que «je [= Narrateur] "balançais" [= hésitaistoujours» (Gallimard, Pléiade, À la Recherche du temps perdu; 1954, t.2, p.69) ou à employer «le verbe "plaindre" dans le même sens que fait La Bruyère» (t.2, p.26), ce dernier signifiant, selon Françoise, non pas "compatir" ni "se lamenter", ni "manifester son mécontentement" mais "dépenser (de l'argent) à regret". Le Narrateur constate qu'«elle usait, quand elle ne voulait pas rivaliser avec les modernes, du langage même de Saint-Simon» (ibid.), pour se rappeler enfin «qu'il y avait en elle un passé français très ancien, noble et mal compris, [...]» (op. cit., t.1, p. 29) (cf. billet 80).      (À suivre)

 

 

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Commentaires
L
Très beau billet qui nous fait passer par déplacements successifs, mutations métamorphiques des pêches "momo" à Proust (chez qui "Momo" est le surnom de M. de Charlus, tiens, tiens...) en passant par de savantes remarques philologiques.
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