Philologie d'Orient et d'Occident (161)
Le 24/01/2012, Tokyo k.
Une rêverie onomastique : genius loci
Tout au long de ces 160 billets publiés sur des sujets divers depuis février 2010, j'ai toujours eu présents à l'esprit cinq ou six noms de lieux. D'abord français : Poitiers où j'ai passé deux années d'étudiant 1966-1968 et la bonne ville de Limoges où enseigne Jean-Pierre Levet, ami vénérable, grand helléniste comparatiste, avec qui je ne cesse de correspondre depuis 1968, l'année où j'ai quitté la ville universitaire de Poitiers. Nous avons correspondu par des lettres qui ont, au fur et à mesure, été remplacées, sans qu'elles se périment tout à fait, par des téléphonages (le terme est proustien. cf. billets 101, 102) ou des courriels.
Entre autres villes japonaises m'étaient toujours présentes : Kosaka, ma ville natale (cf. billet 133), située à l'extrémité nord de Honshû, où j'ai vécu jusqu'à l'âge de dix-huit ans, Maebashi où j'ai habité par intervalles depuis 1976, chef-lieu du département de Gumma. Curieusement, Tokyo où j'ai passé, alternativement avec Maebashi, le plus clair de mon temps est une grande absente de mes rêveries toponymiques. Tokyo, c'est une ville de passage. En revanche, j'ai plusieurs fois tâché de décrire une petite et vieille ville dans les montagnes du Japon central, Takayama (billets 20, 121, 138, 141), que j'aime toujours depuis que je l'ai connue en 1997.
Entre ces villes françaises et japonaises, il n'y a visiblement rien de commun. En quoi ont-elles en effet l'air d'avoir des aspects à la fois francais et japonais ? Chaque ville, au moins, a sa rivière. À Poitiers est le Clain qui se déverse, près de Châtellerault (cf. billet 68), dans la belle Vienne qui, en venant de traverser la ville de Limoges, s'achemine vers la Loire. À Kosaka, une rivière, portant le même nom que la ville, se jette finalement dans la Mer du Japon. À Maebashi coule le grand Tone-gawa, premier du Japon en vallée fluviale, second en longueur. À Takayama, le charmant Miya-gawa qui prend sa source au mont Kurai, dit de Dieu, dans laquelle se blottit un village Miya-mura « village temple ».
En France, chaque ville a ses ponts, ses murs, ses toits, ses tuiles, sa cathédrale, ses clochers, voire son genius loci et sa langue. Le français de Poitiers diffère de celui de Limoges qui cache sous ses intonations l'accent méridional. Le limousin fait subsister au fond la base occitane, outil poétique flamboyant de grands troubadours.
Richard Cœur de Lion, chevalier poète, appelé Poitevin dans sa jeunesse parce qu'il était fils d'Aliénor d'Aquitaine, reine de France puis d'Angleterre après son remariage à Poitiers avec Henri de Plantagenêt, le futur roi d'Angleterre Henri II, composa ses chansons en limousin. Roi d'Angleterre, il n'y résida que pendant une courte durée. En dehors du moment où il se croisa en Palestine (troisième croisade), il passa la moitié de sa vie, avec ses hommes parlant plutôt occitan que français, à guerroyer sur le continent, tout particulièrement dans le Sud-Ouest de France, où il périt au cours du siège d'un petit château de Châlus-Chabrol, défendu par le vicomte de Limoges.
Un été, mon ami Jean-Pierre Levet m'a emmené visiter les ruines de Châlus-Chabrol, lorsqu'il me conduisait dans sa maison de campagne située aux environs du château. Sa grand-mère maternelle, encore en parfaite santé à l'époque, sachant bien parler occitan, m'a félicité d'avoir étudié cette vieille langue du sud de France. Le Limousin, avec sa langue et son élevage bovin encore pratiqué à grande échelle, me rappela une ville d'Extrême-Orient, Taka-yama « haute montagne ».
Takayama était (est toujours) un grand centre de production agricole et de manufacture de bois. Ces vieilles industries longtemps prospères ont donné son essor à une riche bourgeoisie comme en ont générée de pareile les boucheries de Limoges. À Takayama et à Limoges, l'une des classes politiquement influentes était la bourgeoisie culturelle.
L'époque du chimiste et physicien du Limousin, Gay-Lussac (1778-1850), était contemporaine de celle du paléographe herboriste de Takayama, Tanaka Ôhide (1777-1847), disciple du grand Motoori Norinaga (cf. billet 159). (À suivre).