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Philologie d'Orient et d'Occident
17 novembre 2010

Mansart : un homme « sorti de la lie du peuple » (2)

Philologie d'Orient et d'Occident (80)
                              Le 17/11/2010, Tokyo        K.

         Mansart : un homme « sorti de la lie du peuple » (2)
Proust (14)
 

     Dans « Citations, références et allusions de Marcel Proust » (Paris, Nizet, 1969, p.71), Jacques Nathan fait allusion à l'expression « de la lie du peuple », mise entre guillemets dans l'épisode de Mansart (cf. billet 78). Il en signale le rapprochement possible avec la description du portrait de l'architecte du Roi consacré à l'occasion de sa mort survenue en mai 1708 par le duc de Saint-Simon. (Mémoires, « Bibliothèque de La Pléiade », 1948, t. 2, p.1031).

C'étoit un grand homme, bien fait, d'un visage agréable, et de la lie du peuple, mais de beaucoup de bon sens.

     Le voisinage anodin me suggère que l'expression n'aurait pas un sens si péjoratif. Saint-Simon se croyait-il, au contraire, divinement supérieur à Mansart ? Rien ne prouve toutefois que le Narrateur-Ecrivain, grand lecteur de Saint-Simon, se soit inspiré uniquement de ce passage des Mémoires pour qualifier un homme sorti je ne sais d'où.

     Françoise était « la cuisinière de ma tante, qui était chargée de s'occuper de moi, quand j'étais à Combray » (À la recherche du temps perdu, « Bibliothèque de La Pléiade », 1954, t. 1, p. 28). À Paris, elle faisait aussi le service chez la famille du Héros-Narrateur. C'est son propos qui rappelle cette expression au Narrateur.

    Le modèle de ce personnage non moins pittoresque que M. de Charlus est constitué des domestiques réelles de diverses origines géographiques qui sont venues travailler successivement chez les Proust et avec lesquelles l'auteur était en contact permanent depuis son enfance.
     Félicie, Céline, Céleste et bien d'autres, mais pas de Françoise. Elles étaient toutes de province, de souche roturière mais bien française. On peut imaginer le sentiment d'émerveillement que Proust, ni d'origine gauloise comme Françoise ni de la vieille bougeoisie comme ses amis de Condorcet, aurait pu éprouver devant leurs habitudes, tempéraments, cuisine ou langage, dans l'impossibilité de s'assurer de la vieille terre française.
      Le Narrateur s'émerveillait même de leur ignorance : voici deux sœurs courrières du Grand-Hôtel de Balbec, originaires du Massif Central.

« Je n'ai jamais connu de personnes aussi volontairement ignorantes, qui n'avaient absolument rien appris à l'école, et dont le langage eût pourtant quelque chose de si littéraire que, sans le naturel presque sauvage de leur ton, on aurait cru leurs paroles affectées. » (op. cit., t. 2, p. 846)

     L'une d'elles, Céleste Albaret, figurant dans le roman sous son nom réel, aurait été le modèle principal de Françoise (excepté dans Du côté de chez Swann). On peut penser que le nom de Françoise (= Française), assigné à ce conglomérat de caractères français, représente un certain complexe chez l'auteur. Le Narrateur avait déjà remarqué, tout au début du roman, que Françoise se dotait de quelque chose dont il ne serait pas sûr d'être pourvu :

     « [...] et l'on était obligé de se dire qu'il y avait en elle [Françoise] un passé français très ancien, noble et mal compris, [...] » (op. cit., t.1, p. 29).

    Cela dit, revenons au passage déjà cité (cf. billet 79) de la « marquise » du pavillon des Champs-Elysées.

     « Sa demoiselle [la fille de la marquise] avait épousé ce que Françoise appelait "un jeune homme de famille", par conséquent quelqu'un qu'elle trouvait plus différent d'un ouvrier que Saint-Simon un duc d'un homme « sorti de la lie du peuple ». (t.1, p. 492)

     Deux bourgeoises, tante Flora et tante Céline, ne semblaient pas savoir exactement qui était Saint-Simon, encore moins ce qu'était son journal (t.1, p. 26). Comment Françoise, domestique de condition, le savait-elle?
     Le Narrateur-Ecrivain a de la prédilection pour le langage de Françoise. Elle « employait le verbe "plaindre" dans le même sens que fait La Bruyère » (t.2, p.26), « elle disait que je "balançais" [= hésitais] toujours » (t.2, p. 69). Et le Narrateur de constater qu'« elle usait, quand elle ne voulait pas rivaliser avec les modernes, du langage même de Saint-Simon » (ibid.). « De la lie du peuple » était une expression qui liait sur le même terroir linguistique Françoise et Saint-Simon. (A suivre)

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