Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Philologie d'Orient et d'Occident
1 septembre 2015

Un autre Moyen Âge (3)

Philologie d'Orient et d'Occident (332)   Le 01/09/2015 Tokyo  K.   

Un autre Moyen Âge (3)

Excès d'exhibition et de destruction

DSC_0020

Lys sauvage du Japon par Misao Wada (cousu main)

(Suite au billet 330)

   La destruction récente à l'explosif par Daesh du temple de Baalshamin à Palmyre, Syrie, m'a aussitôt rappelé celle de l'année 2001, par les talibans cette fois, du temple bouddhique de Bâmiyân (avec ses trois énormes bouddhas de pierre), qui était situé au centre-est d'Afghanistan, conservé plus ou moins intact jusque là, épargné assez miraculeusement du vandalisme mongol au début du XIIIe siècle (les mongols n'auraient pas eu moyen d'anéantir des statues aussi énormes). Les deux sites étaient classés patrimoine mondial par l'Unesco. Peut-on interpréter ces deux destructions en d'autres termes que religieux?

   Par ces temps agités, à travers les migrants et réfugiés convergeant pêle-mêle vers l'Europe, je ne puis me retenir d'y voir les effets d'un «potlatch à rebours» (cf. billet 330). Potlatch exacerbé. Excès d'exhibition et de destruction.

   Le substantif "bien" a toujours un sens abstrait, spirituel. Or, au pluriel, le mot, changeant complètement de sens, devient concret, matériel. Les "biens" sont des richesses matérielles. Statues, constructions, tableaux, tout objet d'utilité réelle et irréelle, palpable et impalpable, ou de l'argent dont l'acquisition occupe, épuise les modernes. L'écart entre la société irrémédiablement modernisée et la société traditionnelle, voire, immobile, ayant plusieurs trains de retard, est difficile à réduire, le sera-t-il un jour ? D'ailleurs la réduction, à qui profite-t-elle?

   - - - - - - - - - - - -

   Éminent philologue français, Émile Benveniste (1902-1976, billets 1, 64), fut à mon avis le linguiste le plus profond et riche d'idées du XXe siècle. Il est né en Syrie, à Alep, vieille ville actuellement à moitié détruite par la guerre. Dans son ouvrage sur le vocabulaire indo-européen, il dit, à propos d'une manifestation sociale appelée dans le langage des ethnographes le potlatch:

   [...] Il faut se montrer prodigue de ses biens pour faire voir qu'on n'en fait pas cas; pour humilier ses rivaux par le gaspillage instantané de richesses accumulées. Un homme conquiert et maintient son rang s'il l'emporte sur ses rivaux dans cette dépense effrénée. Le potlatch est une provocation aux autres à dépenser à leur tour;[...] (Le vocabulaire des institutions indo-européennes, éd. de Minuit, 1969, t. 1, p. 76)

   Évidemment, jamais Benveniste n'aurait su ni prévu, en écrivant ces lignes, ce qui se passerait, trois décennies après sa mort, en Syrie, son pays d'origine, ni en France, son pays d'adoption. Je vais sans doute m'exposer à des reproches si je détourne ainsi son propos linguistique vers le contexte social désolant qui nous préoccupe tous à présent.  

   La psychose du potlatch prévalant dans l'antiquité occidentale ainsi que dans les vieilles sociétés d'Amérique du nord sévit maintenant dans le monde entier. Le phénomène semble se développer, augmenter en nombre et en intensité.

   L'enjeu du potlatch est d'humilier les esprits en exhibant ses propres biens détruits et d'en profiter pour s'imposer sur ses émules. Contre une humiliation reçue ou perçue, l'humilié riposte par une destruction plutôt de ses biens que de ceux de celui qui l'humilie. Voilà les enchères du potlatch dont parlait J. Baudrillard (cf. billet 330). Le désir de venger l'humiliation, vieux démon de l'humanité, semble définitivement ressuscité, plus fort que le bonheur commun et éternel que symbolisait le patrimoine mondial à Bâmiyân ou à Palmyre. Car, infatués que nous sommes par notre «réactivité», qui permet seulement de parer à l'immédiat, nous avons finalement perdu le sens de la continuité, voire, de l'éternité.

   Au début de ce siècle, un pays nouveau, qui avait à peine trois cents ans d'histoire, a attaqué et détruit un autre pays qui en avait plus de cinq mille ans. L'humanité en souffre. Comment répondre à ces ravages? Les européens ne devraient-ils pas savoir gré aux continuateurs des classiques grecs? :

   «l'héritage de la civilisation grecque n'aura été transmis à l'Europe occidentale que par l'intermédiaire des Arabes, traducteurs et continuateurs. En médecine, en astronomie, en chimie, en géographie, en mathématiques, en architecture, les Franj (=Français du Moyen Âge) ont tiré leurs connaissances des livres arabes qu'ils ont assimilés, imités, puis dépassés» (Les croisades vues par les Arabes, éd. Jean-Claude Lattès 1983, p. 302). L'auteur de ces lignes est Amin Maalouf, d'origine libanaise et membre de l'Académie française.  (À suivre)

Publicité
Publicité
Commentaires
Philologie d'Orient et d'Occident
Publicité
Archives
Publicité