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Philologie d'Orient et d'Occident

23 février 2024

Deux fonctions de l'accusatif grec

L'Orient et d'Occident (517)
   Philologie d'Orient et d'Occident (517) Le 25/02 2024   S. Kudo
                 Deux fonctions de l’accusatif grec
τίς δ᾽ αὖ τοι, δολομῆτα, θεῶν συμφράσσατο βουλάς;  (v. 540)
αἰεί τοι φίλον ἐστὶν ἐμεῦ ἀπὸ νόσφιν ἐόντα             (v. 541)
κρυπτάδια φρονέοντα δικαζέμεν· οὐδέ τί πώ μοι      (v. 542)
πρόφρων τέτληκας εἰπεῖν ἔπος ὅττι νοήσῃς.            (v. 543)  

(Avec quel dieu encore viens-tu de comploter, perfide ? Tu te plais toujours, loin de moi,
à décider d’un cœur secret; et jamais encore tu n’as daigné me dire de toi-même à quoi
tu songeais)  (Paul Mazon; Homère Iliade t. 1, p. 24.  Les Belles Lettres, Paris 1937)
 

Bien cher ami,

   Nous venons de recommencer - c'est la troisième fois pour moi - notre lecture homérique de l’Iliade. Samedi dernier, c’était mon tour de lecture. Il faut me charger samedi prochain
 (le 24/02) d'une analyse grammaticale des vers 528 - 550 du chant 1.
 
   L’édition Belles Lettres donne une variante pour les deux participes présents : ἐόντι pour ἐόντα (v. 541) et φρονέοντι pour φρονέοντα (v. 542); ces deux datifs, en concordance avec le pronominal datif du vers 540 : τοι, peuvent délimiter le champ sémantique des participes.
Ces participes, soit au datif ou à l’accusatif, concernent la position du partenaire Zeus familièrement appelé mais sévèrement mis en cause par Héra: .
 
   Le propos de Héra qui va à l’encontre de son époux, qui venait de s’entremettre, avec Thétis, mère d’Achille. Zeus n’avait pu repousser catégoriquement la supplication de Thétis, lui avait fini par promettre, avec un signe de tête, d’essayer de respecter le premier héros grec.
 
  Alors, comment peut-on analyser grammaticalement les deux participes à l'accusatif des vers 541 et 542 ? :
 
αἰεί τοι φίλον ἐστὶν ἐμεῦ ἀπὸ νόσφιν ἐόντα             (v. 541)
κρυπτάδια φρονέοντα δικαζέμεν· οὐδέ τί πώ μοι      (v. 542)
 
ἐμεῦ ἀπὸ νόσφιν ἐόντα (toi, à distance de moi)
κρυπτάδια φρονέοντα δικαζέμεν· (ayant des idées secrètes, décider)
 
   Ces deux accusatifs (ἐόντα et φρονέοντα) peuvent constituer la phrase : (je te vois) (l’idée non exprimée mais clairement supposable dans le contexte), toi, à l’écart de moi et ayant des idées secrètes, rends la justice. Ici, ἐόντα et φρονέοντα ne peuvent-ils pas faire fonction à la fois de l'objet direct de (je vois, non exprimé) et du sujet de l’infinitif δικαζέμεν du verbe δικάζω ? L’accusatif se distingue par la particularité d’avoir, dans des langues anciennes et modernes, les deux rôles: sujet et objet. 
 
   J’ai imaginé ces arguments pour expliquer les deux accusatifs dans les vers 541 et 542.
 
Donne-moi tes idées.    Avec sincères amitiés. S. K.
 
(De Jean-Pierre Levet)
Bien cher Ami,  Comment vas-tu ?
Je suis heureux d’apprendre par ton mail que les travaux du Cercle Homérique ont repris.
La question que tu m’as posée est très intéressante et m’a fait beaucoup réfléchir. Le vers 540 ne me semble poser aucun problème, τοι étant le datif dialectal du pronom personnel de la deuxième personne du singulier à mettre en rapport direct avec le préverbe συμ.
Les deux lectures des vers 541 et 542 sont compréhensibles. La variante comprenant le datif des participes s’explique par une analyse de τοι également comme datif du pronom personnel, mais il peut s’agir d’une correction faite au cours de la transmission du texte. L’accusatif, lui, s’explique par une analyse différente de τοι considéré alors comme une particule affirmative signifiant « vraiment », « en vérité » et renforçant le sens du mot précédent « toujours vraiment ». Il faut alors comprendre que les deux participes à l’accusatif sont les sujets d’une proposition infinitive construite à partir de φίλον ἐστὶν (« il [t’] est cher… ») et qu’ils sont associés à un pronom personnel σε à l’accusatif non exprimé. La colère de la déesse s’enflamme. Non seulement elle accuse Zeus de venir de prendre une décision sans la consulter, mais encore c’est vraiment toujours qu’il agit ainsi.
Telle est l’interprétation retenue par les éditeurs et correspondant très probablement au texte originel.
L’absence de pronom personnel ne fait pas vraiment problème On peut imaginer une explication métrique, σ’ἐόντα ne pourrait pas entrer dans la structure métrique, et une explication grammaticale, le sens est clair et non ambigu et pour le comprendre on peut prendre appui sur le pronom τοι du vers 540. Une explication psychologique est également concevable : la colère de la déesse rend son expression elliptique.
Que penses-tu de tout cela ? Si tu rencontres d’autres problèmes, n’hésite pas à m’en parler. Bon courage pour la séance de samedi.
Avec toute mon amitié. Jean-Pierre      (À suivre).
 

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2 décembre 2023

Sceptre grec et skêpanion troyen

Philologie d'Orient et d'Occident (516)   Le 26/12 2023     S. Kudo

Sceptre (σκηπτρον) grec et skêpanion (σκηπάνιον) troyen dans le langage d’Homère

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        Onze homérisants (le 07/10/23, Tokyo, photo par B. M.)

 

  Le skêptron est chez Homère l’attribut du roi, des hérauts, des messagers, des juges, tous personnages qui, par nature et par occasion, sont revêtus d’autorité. On passe le skêptron à l’orateur avant qu’il commence son discours et pour lui permettre de parler avec autorité, dit Émile Benveniste dans son Vocabulaire des institutions indo-européennes (Éditions de Minuit. 1969, t. 1, p. 30).

  Benveniste poursuit. Le < sceptre > en soi, est un bâton, le bâton du voyageur, du mendiant. Il devient auguste quand il est aux mains d’un personnage royal, tel le sceptre d’Agamemnon à propos duquel le poète énumère tous ceux ce qui se le sont transmis, en remontant jusqu’à Zeus. (…) on ne l’appelait pas skêptron, mais dόru < bois > (…) C’était donc un bâton long, un bois de lance. (ibid.). C’est ce fruste bois que détient le roi "σκεπτοῦχος" et qu’Achille rejeta par terre dans son accès de colère. Iliade chant I, v. 234)

   (ναὶ μὰ) τόδε σκῆπτρον, τὸ μὲν οὔ ποτε φύλλα καὶ ὄζους                      (v. 234)

    φύσει, ἐπεὶ δὴ πρῶτα τομὴν ἐν ὄρεσσι λέλοιπεν,                                   (v. 235)
    οὐδ᾽ ἀναθηλήσει· περὶ γάρ ῥά ἑ χαλκὸς ἔλεψε                                     (v. 236)

    φύλλά τε καὶ φλοιόν·  (...)                                                                (v. 237)

 (ce sceptre, il ne fera plus naître ni feuilles ni rejets, puisqu’il a laissé sur les montagnes le tronc coupé qui ne refleurira plus, car le bronze en a enlevé les feuilles et l’écorce - tr. K.)

  Par ces actes, Achille abandonne la lutte et se retire de la bataille. Du coup il devra s’abstenir de tous les pouvoirs que lui conférait le sceptre et risquer de perdre le γέρας, privilège habituel du héros.

  On peut constater dans les deux œuvres d’Homère que le sceptre, attribut du roi (le détenteur est appelé parfois σχηπτοῦχος «porteur d’un sceptre»), des juges ou des hérauts, est plus fréquent dans l’Iliade que dans l’Odyssée dans laquelle il s'agit plutôt du sceptre du voyageur ou du mendiant.

  Neutre, le terme se présente le plus souvent au cas oblique, à l’accusatif, au datif plutôt qu’au nominatif. Voici une petite statistique du mot sceptre dans l’Iliade. 25 fois au singulier dont la répartition casuelle : 2 fois au nominatif, 1 fois au génitif, 8 fois au datif (dit de moyen), 14 fois à l’accusatif. On voit donc que l’emploi à l’accusatif et au datif prime sur tous les autres cas. Généralement, l’emploi d’un mot neutre pour le nominatif n’est pas fréquent dans les langues indo-européennes. À ces occurrences il faut ajouter deux exemples du pluriel (skêptra) qui ne peuvent être que rhétoriques, ou du pluriel distributif comme on en voit dans les cas du bâton du héraut d’une assemblée qui permet aux hommes de prendre la parole.

  On devine aisément l’étymologie de σκῆπτρον dans le verbe σκήπτω (appuyer). Le bâton d’appui qui aide à  bien marcher à l’origine. Le sens de bâton s’est donc précisé selon deux domaines, le concret et l'abstrait, soit comme appui, arme pour frapper ou de se défendre, soit comme signe d’autorité comme en a le roi, le juge ou le héraut, ce dernier comme porteur ou modérateur de la parole. Dans l’Odyssée, le sens du concret l’emporte sur l’abstrait et rituel qui se voit dans le sceptre d’Agamemnon.

  Le bâton dont se munit Priam n’est pas sceptre, mais skêpanion. Les deux mots viennent évidemment du verbe skêptô. Les deux mots disposant de la même étymologie (σκήπτω appuyer), l’écart entre les deux n’est pas négligeable. Le sceptre venant de Zeus, le skêpanion semble avoir affaire avec le dieu ennemi des Achéans, Poseidon, ami des Troyens, persécuteur acharné d’Ulysse durant son difficile périple de retour pour sa patrie, alors que Zeus, son frère, favorise les Grecs.

  Bailly, dans son Dictionnaire grec-français, met l'accent sur deux protagonistes, possesseurs de skêpanion, Poseidon et le vieux roi Priam; le premier est représenté dans Iliade, chant 13, v. 59  : (disant ainsi, de son bâton, …celui qui embrasse et ébranle la terre …), le second dans Iliade, chant 24, v.247 : (il dit et, de son bâton, chassait les hommes.)

  Les deux termes, sceptre et skêpanion, distinguent le monde grec du monde troyen. Dans la société antique grecque, le sceptre fut l’insigne évident, comparable à la couronne royale, alors que dans la société troyenne, le skêpanion n’avait pas cette vertu. Selon Benveniste : pour les Indo-Iraniens, le roi est un dieu : il n’a pas à être légitimé par un insigne tel que le sceptre. Mais le roi homérique, lui, n’est qu’un homme, qui ne tient de Zeus sa qualification et les attributs qui la révèlent (Vocabulaire des institutions indo-européennes, op. cit., p. 32). Le savant français ne dit rien du terme skêpanion.  (À suivre)

 

29 mai 2023

À qui est la main à baiser ?

Philologie d'Orient et d'Occident (515) Le 02/06 2023, S. Kudo

Deux mille ans d’interrogation autour de la main à baiser (Iliade, chant 24)

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日月潭 Ri-yuè tan (l'étang Soleil-Lune à Taiwan, photo par Mme K. le 22 avril, 2023)

 

  L’Iliade, épopée de la guerre de Troie, s’achève avec la réconciliation un peu surprenante entre les deux antagonistes : le roi Priam et Achille. Le roi troyen se rend, presque seul, chez Achille pour récupérer, avec d’immenses présents, le corps de son fils Hector. Conduit par le dieu bienveillant Hermeias, et après avoir échappé à la surveillance grecque, le vieux roi de Troie, s’introduit en cachette dans la tente du chef de l’armée grecque. Les pourparlers s’engagent aussitôt. C’est le roi Priam qui a la parole.   

ἀλλ᾽ αἰδεῖο θεοὺς Ἀχιλεῦ, αὐτόν τ᾽ ἐλέησον
μνησάμενος σοῦ πατρός· ἐγὼ δ᾽ ἐλεεινότερός περ,

(Alors, Achille, respecte les dieux et aie pitié de moi, en souvenir de ton père. Je suis encore plus pitoyable que lui)

ἔτλην δ᾽ οἷ᾽ οὔ πώ τις ἐπιχθόνιος βροτὸς ἄλλος,          v. 505
ἀνδρὸς παιδοφόνοιο ποτὶ στόμα χεῖρ᾽ὀρέγεσθαι.

(J’osai faire ce qu’aucun autre mortel terrestre n’a encore fait : présenter mes mains devant la bouche du meurtrier de mes enfants)

ὣς φάτο, τῷ δ᾽ ἄρα πατρὸς ὑφ᾽ ἵμερον ὦρσε γόοιο·
ἁψάμενος δ᾽ ἄρα χειρὸς ἀπώσατο ἦκα γέροντα.
τὼ δὲ μνησαμένω ὁ μὲν Ἕκτορος ἀνδροφόνοιο                                                                                      κλαῖ᾽ ἁδινὰ προπάροιθε ποδῶν Ἀχιλῆος ἐλυσθείς,    v. 510 

(Il dit, éveillant à Achille le désir de plaindre son père ; Achille prenant Priam par la main, le repoussa doucement. Les deux se souvenaient ; Priam, d’Hector tueur d’hommes, lui, gémissait fortement, roulé devant les pieds d’Achille)

   αὐτὰρ Ἀχιλλεὺς κλαῖεν ἑὸν πατέρ᾽, ἄλλοτε δ᾽ αὖτε                                            
Πάτροκλον· τῶν δὲ στοναχὴ κατὰ δώματ᾽ ὀρώρει.   v. 512                                                                 (D’autre part, Achille déplora son père, tantôt encore Patrocle. Leur gémissement s’éleva dans leur tente)

 

Alexis Pierron (1814-1878), le meilleur commentateur en France des œuvres d’Homère avec ses huit volumes (4 pour l’Iliade, 4 pour l’Odyssée) écrit, dans sa première édition en 1869 de l’Iliade, sur le vers 506 :

En effet, ὀρέγεσθαι χεῖρα, au moyen, ne peut signifier que tendre sa main, admovere SUAM manum ad os viri, et non admovere manum viri ad os (suum).

Admovere SUAM manum ad os viri veut dire : approcher SA main (de Priam) de la bouche de l’homme (d’Achille), c’est-à-dire, appliquer SA main à la bouche d’Achille, alors que, admovere manum viri ad os (suum) : approcher la main de l’homme de sa bouche (la bouche de Priam) = appliquer la main de l’homme (Achille) à la bouche de Priam. La différence entre deux interprétations n'est pas mince. Dans la seconde, c’est la main de l’homme (d’Achille) qui se meut vers le visage de Priam.

  Selon le commentaire de Pierron de 1869, la discussion des philologues, depuis Aristarque (du début du IIIe au IIe siècle avant J.-C.), semble divisée sur l’attribution de la main et de la bouche. Le commentaire de la page 477 de l’édition Pierron (1869) produit donc depuis plusieurs traductions sur le problème.

Voici quelques exemples pour le vers 507 :

1)    porter jusqu’à ma bouche la main de celui qui tua mon enfant (Mario Meunier, Albin Michel, 1956)

2)    porter à ma bouche la main du meurtrier de mon fils (Eugène Lasserre, Flammarion,1965)

3)    à mes lèvres porter les mains du meurtrier de mes enfants (Robert Flacelière, éd.de la Pléiade, 1955)

4)    en approchant l’assassin de mon fils de ces mains suppliantes (Philippe Brunet, éd ; du Seuil 2010)

5)    to reach forth my hand to the face of him that hath slain my sons (A. T. Murray, Harvard University Press, 1985)

6)    musuko-wo utta sono-mononofu-no kuchimoto-ni-made te-wo sashinobe-te

(présenter ma main jusqu’à la bouche de l’homme qui tua mon fils) (Kure Shigeitchi, coll. Iwanami, 1958, Tokyo)

7)    waga-ko-wo korosita hito-no kao-no maeni te-wo sashinobe-ru,

(présenter mes mains au visage de l’homme qui tua mon fils) (Matsudaira Chiaki, coll. Iwanami, 1992, Tokyo)

  On voit que dans les traductions 1), 2), 3) la main est au tueur, alors que, dans les 4), 5), 6) et 7), elle est au suppliant, c’est-à-dire à Priam.

… … …

  On se souvient, cependant, que dans le vers 478 du même chant, Homère dit :

χερσὶν Ἀχιλλῆος λάβε γούνατα καὶ κύσε χεῖρας          v. 478
δεινὰς, ἀνδροφόνους, αἵοἱ πολέας κτάνον υἷας. 

(De ses mains, Priam prit les genoux d’Achille et lui baisa sur les mains).

Les mains en gras sont ici évidemment celles d'Achille. (À suivre)

 

 

12 mai 2023

L'accusatif dans la langue homérique (3)

L'Orient et d'Occident (514)

Le 13/05 2023, S. Kudo

L’accusatif dans la langue homérique (3)

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                                             Arène romaine à Saintes(photo: S. K, 2007)

 

   Lors de la dernière séance de notre lecture de l’Iliade, nous sommes parvenus au dernier chant où le roi Priam se rends chez Achille afin de racheter par ses présents le cadavre de son fils Hector.

… πειραι εμειο γεραιέ νεωτέρου, ουδέ με πείσεις,                     XXIV - v.433

( … tu m’éprouves, vieillard, de ma jeunesse, mais tu ne me persuades pas)

ος με κέλεαι σέο δωρα παρὲξ Αχιληα δέχεσθαι                                     434

(tu m’ordonnes de recevoir à l’insu d’Achille tes présents)

τὸν μὲν έγὼ δείδοικα καὶ αiδέομαι περὶ κηρι                                  435

(mais, je crains et redoute en mon cœur)
συλεύειν, μή μοί τι κακὸν μετόπισθε γένηται.                                     436

(de le dépouiller de son dû, pour ne pas voir naître plus tard quelque malheur)

Quelques exemples de traduction :

1)    – Tu veux m’éprouver, vieillard, parce que je suis plus jeune ; mais tu ne me persuaderas point, toi qui m’invites à recevoir des cadeaux, sans qu’Achille le sache. Je crains et je redoute plus que tout en mon cœur de le dépouiller, de peur que quelque mal ensuite m’arrive. (Mario Meunier, Albin Michel, 1956)

2)    – Tu m’éprouves, vieillard, parce que je suis jeune, mais tu parles en vain, si tu prétends me faire accepter des cadeaux au détriment d’Achille. J’aurais scrupule et peur, si tu le dépouillais de ce qui lui revient, et cela quelque jour pourrait me couter cher ! (Robert Flacelière ; bibliothèque de la Pléiade, 1955)

3)    – Tu m’éprouves, vieillard (parce que je suis jeune, mais tu ne me persuaderas pas) en m’invitant à recevoir de toi des présents, en dehors d’Achille ! Lui, je crains et redoute, en mon cœur, de le dépouiller, de peur qu’il ne m’arrive malheur par la suite ; (Eugène Lasserre, GF Flammarion, 1965)

4)    – Je suis plus jeune, vieillard, tu m’éprouves sans me convaincre, en m’incitant à prendre un présent en cachette d’Achille. Pour ma part, je redoute et j’appréhende en mon âme, si je vole son bien, que plus tard malheur ne m’advienne. (Philippe Brunet ; éd. du Seuil, 2010)

5)     - gorôjin, mada toshiwaka-na watashi-wo tamesu-otsumorideshô-ga, sore-wa gomuyô. Akireusu-sama-ni naisho-de okurimono-wo tore to occhatte-mo kikikane-masu. Shujin-no mono-wo kasume toruno-wa, watashi-tosite toriwake kokoro-ni osore katsu tsutsushimi-masu-koto, nochinochi-de sainangoto-ga furikakaranuyô. (Vieillard, tu essaies de m’éprouver, moi qui suis encore jeune, ce qui n’est pas de mise. Pour recevoir des présents en cachette d’Achille, je ne le pourrais pas. De dépouiller le maître de ce qu’il lui revient, moi, je m’en garderai surtout, de peur qu’il m’arrive plus tard malheur.)

(Kure Shigeichi, coll. Iwanami, Tokyo 1958)

   Mon propos ne porte pas sur la pertinence de ces traductions mais sur la possibilité d’une autre interprétation applicable aux vers 435-436 construits sur l’accusatif τον et l’infinitif du verbe transitif συλεύειν. L’accusatif, comme nous venons de voir dans les billets 512 et 513, sert de sujet de l’infinitif. Or, peut-on proposer une autre analyse de ces traductions ? D’après celles-ci, l’infinitif συλεύειν est compris comme un verbe transitif. La distinction entre un verbe transitif et l’intransitif n’était pas de mise à l'époque homérique. Le verbe indépendant, enfermé en lui-même d’après Bréal, se préparait cependant à se distinguer.

  La distinction entre le verbe transitif et le verbe intransitif ne consiste qu’en état du moyen permuté avec le passif. Michel Bréal réfléchit sur l'origine du verbe transitif dans l'article : la force transitive (XXe chapitre, Essai de Sémantique, Paris 1897).

  Pierre Chantraine écrit dans sa Grammaire Homérique t. II -Syntaxe- : dans l’emploi fort ancien de l’infinitif consécutif, Homère use couramment de la voix active là où le sens admettrait le moyen et le passif. (Grammaire Homérique t. II, chap. XXII, p. 300). Il en donne, comme un exemple, le v. 227 du chant 6 de l’Iliade :

   Πολλοὶ μὲν γὰρ έμοὶ Τρεως κλειτοί τ'έπίκουροι κτείνειν. L’infnitif κτείνειν signifie ici à la fois le sens actif : à tuer (en japonais : korosu-beki) et le passif : à être tué(s) (jap. korosaru-beki). L’ensemble de la phrase est donc : il me reste beaucoup de Troyens, illustres et alliés, à tuer / à être tués.

   Le verbe transitif pouvait être au passif, et à l'accusatif à la fois objet et sujet, nous pouvons donc interpréter ces vers τὸν μὲν έγὼ δείδοικα καὶ αiδέομαι περὶ κερι συλεύειν : je crains et redoute qu’il se soit dépouillé de son dû, au lieu de : je crains et redoute qu’on l’en dépouille. Il s’agit ici d’un changement de perspective comme on en voit quand on se déplace d’un pays à circulation droite à l’autre à circulation gauche. La modification, apparemment insignifiante, est en réalité d'importance considérable et donne à l'ensemble une charpente grammaticale totalement différente.  (À suivre).

 

12 avril 2023

L'accusatif à multi-fonctions (2)

Philologie d'Orient et d'Occident (513)  Le 20/04 2023, S. Kudo

Conséquences de l’accusatif omnipotent dans la langue homérique

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Chapelle: Notre-Dame-de-La Préservation, Limoges (photo par S. K.)

 

  ἄνδρ᾽ ὁρόω, τάχα δ᾽ ἄμμε διαρραίσεσθαι ὀΐω. Iliade, chant 24, v. 355. Pour ce vers, deux interprétations sont suggérées : Je vois un homme. Il me semble que vite il nous détruira / Je vois un homme. Il me semble que vite, nous serons détruits par lui.

  Dans son édition de l’Iliade, Alexis Pierron laisse cette note : 355  διαρραίσεσθαι [fut. moy. verbe διαρραίω détruire, briser], le moyen dans un sens passif : devoir être détruits. Quelques-uns sous-entendent αὐτόν [ἄνδρα, on ne sait s'il s’agit d’Achille] comme sujet du verbe, et laissent au verbe le sens actif. Édition Didot [Firmin Didot 1764-1836] : eum nos perditurum. (Alexis Pierron 1814-1878, la première édition de l’Iliade, 1869 : eum est pronom à la troisième personne à l’accusatif) :

  Eum nos perditurum peut donc être compris de deux manières : soit il nous détruira ; soit nous serons détruits par lui)

  Le pronom adjectival αὐτόν à l’accusatif peut être possible parce qu’il existe juste avant dans ce vers le mot ἄνδρα accusatif. Les deux mots sont mis sur la même phase grammaticale. Cet accusatif αὐτόν est donc possible de deux lectures : l’une pour se faire accommoder avec la transitivité du verbe διαρραίσεσθαι (Vite il nous détruira) et l’autre avec la subjectivité du pronominal ἄμμε (donc, Vite nous serons détruits par lui), l’accusatif ἄμμε pouvant être sujet du syntagme verbal.

  Le pronom de la première personne ἄμμε à l’accusatif peut être à la fois objet et sujet du verbe διαρραίσεσθαι. La différence entre ces deux voix, active et passive, est de taille.

  Le vers 355 est donc traduit des deux façons selon la manière d'interprétation de l'accusatif ici mis en place. Vu qu’il s’agit des deux visions totalement divergentes, je me permets de montrer quelques échantillons de traductions qui sont à ma disposition :

a)    Et bientôt, je pense, nous serons mis en pièces. (Mario Meunier, Albin Michel, coll. Le Livre de Poche, 1956)

b)   Je crois, il va nous mettre en pièces. (Flacelière, éd. La Pléiade, 1955)

c)    Et bientôt, je crois, nous serons mis en pièces. (Lasserre, Garnier Flammarion, 1965)

d)   Methinks, shall we be cut to pieces (Murray, Harvard Press, coll. Lœb. 1985)

e)    (J’aperçois un homme.) Il va nous occire, je pense (Philippe Brunet, Seuil, 2010)

f)    Sugunimo Warerano mi-wo kirikizamini-kuru (bientôt il va venir nous briser le corps) (Matsudaïra, Iwanami, 2017)

g)   Otoko-ga miemasu, jiki watashira-wa sanzanna me-ni awasaremashô. (Je vois un homme. Nous serons bientôt tous mis en pièces (Kure Shigeichi, Iwanami, 1958)

  On voit que la vision des traducteurs était bifurquée : une vision de faire victimes (le sujet est à l’accusatif) et l'autre, de se faire victime (le sujet-objet est également à l’accusatif). Le vieux roi Priam qui allait chez Achille était évidemment dans l'état de se faire victime.

   En français médiéval, le cas régime (accusatif) était accentué par rapport au cas sujet (nominatif). Partout dans l’indo-européen, se produit la même chose, c’est-à-dire, l’agencement entre l’emphase et l’atonie, deux forces génératrices du changement linguistique. Le caractère spécial de l’accusatif, dépendant de ces forces, réside dans la capacité d’être à la fois objet et sujet d’un syntagme verbal. D’où cet accusatif générateur de plusieurs adverbes ou d’autres parties du discours.

   D’autre part, l’accusatif permute souvent la panoplie d’adverbes : tels : ἄκρον (à l'extrémité); ἅλιον (vainement); ἄψορρον (en arrière, de nouveau); ἔμπεδον (solidement); νέον (nouvellement) ; μόνον (seulement) ; ὅσον (autant) ; παννυχίον (durant toute la nuit) ; ὅλον (entièrement) ; ὅμοιον (de même, semblablement) ; πάμπρωτον (avant tout) ; τρίτον (pour la troisième fois), etc. En outre, l’accusatif du nom au genre neutre, la plus vieille catégorie inanimée des noms, sous le vague titre de l’accusatif de relation, était à l'origine de nombreuses formules adverbiales qui devaient générer plus tard des particules casuelles, des prépositions, ou des verbes.

  L’accusatif était un opérateur particulièrement important dans la syntaxe homérique encore en voie de perfectionnement. Dans le temps antique, l'ambiguïté était partout de mise dans le monde d'Occident et celui d'Orient. 

(À suivre)

 

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11 avril 2023

L'accusatif à multi-fonctions (1)

Philologie d'Orient et d'Occident (512)   Le 14/04 2023, S. Kudo

L’accusatif aux multi-fonctions, restes de l’indo-européen ?

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Un restaurant-chaumière en Limousin (photo S. K.)

 

  Pierre Chantraine distingue, dans sa Grammaire Homérique II, syntaxe (éditions Klincksieck, Paris, 1981, p. 38), deux types d’accusatif parmi les cas nominaux : l’accusatif d’objet direct (avec des verbes transitifs), les accusatifs d’objet interne, de direction, d’extension spatiale ou temporelle, de relation. C’est ce dernier type d’accusatif souligné en italique qui nous intéresse tout particulièrement. Car, seul (c’est-à-dire, sans être accompagné d’aucune particule au rôle grammaticalement subordonné), il peut être à la fois comme objet direct d’un verbe transitif et sujet d’un autre syntagme verbal. Voici quelques échantillons dans le texte homérique :

δεῦρ᾽ ἴθ᾽ Ἀλέξανδρός σε καλεῖ οἶκον δὲ νέεσθαι. (3, 390)

(Viens ici, Alexandre te demande de rentrer à la maison)

[Le pronom à l’accusatif σε est posé ici comme objet direct du verbe καλεῖ ainsi que sujet de l’infinitif νέεσθαι]

  L’accusatif de ce genre apparaît assez souvent non pas seulement au début de l’œuvre mais un peu partout : voici un exemple au chant 24 dont nous continuons actuellement la lecture :

    Διὸς δέ τοι ἄγγελός εἰμι (…) (24, 173)

    ὅς σευ ἄνευθεν ἐὼν κήδεται ἠδ' ἐλεαίρει. (24. 174)

    (Je suis messager de Zeus qui, loin de toi, te soigne et ai pitié de toi)

    λύσασθαί σ᾽ ἐκέλευσεν Ὀλύμπιος Ἕκτορα δῖον, (24,175)

    (Zeus te demande de λύσασθαί « racheter avec rançon » le divin Hector).

  Le pronom σε se présente ici avec deux fonctions : nominale et verbale, voire, objet direct du verbe κέλευσεν, et sujet de l’infinitif aoriste λύσασθαί de λύω « se (faire) délivrer ».

  Ce type d’expression se voit dans les langues modernes avec les verbes tels : faire, laisser, voir, écouter, entendre, sentir etc. avec signification rendue surtout par les verbes qui concernent les organes de sensation.

  Je t’entends marcher au premier étage de la maison ; Je vois le poulain s’ébattre dans le pré. Ici, le pronom te (mis à l’accusatif) et le nom d’animal poulain (mis aussi à l’accusatif) sont tous les deux objets directs, l’un du verbe entendre, l’autre du verbe voir. En même temps, ces deux termes se posent en sujet des syntagmes verbaux, l’un de marcher, l’autre de s’ébattre. La langue homérique ne peut rendre textuellement ces constructions modernes :

  La phrase homérique : Ἀλέξανδρός σε καλεῖ οἶκον δὲ νέεσθαι ne peut se transformer directement en : Il te demande rentrer à la maison. Ni λύσασθαί σ᾽ ἐκέλευσεν Ὀλύμπιος Ἕκτορα δῖον en Zeus te demande racheter le divin Hector. Ces deux constructions qui manquent la particule de qui est d’usage dans la langue moderne sont évidemment considérées insuffisantes ou défectueuses. Cette particule « de » fait état du processus de changement d’une langue synthétique qu’est le grec archaïque en une langue analytique qu’est le français moderne.

  Et ce passage d’un état en un autre état est d’importance dans le sens où l’accusatif du temps homérique pouvait, du moins, couvrir le champ sémantique plus vaste qu’aujourd’hui. En un mot, les deux langues ancienne et moderne, en ce qui concerne les emplois de l’accusatif, se distinguaient considérablement.

  Le vaste champ sémantique de l’accusatif archaïque est expliqué en détail dans la Grammaire Homérique II, syntaxe. Il n’est pas lieu de détailler là-dessus. Néanmoins, on peut dire les choses.

  Par rapport aux autres cas : nominatif, génitif, datif, tous de naissance probablement tardive (sauf vocatif, cas particulier), le champ de l’accusatif est remarquablement vaste. Dans la partie consacrée aux cas grammaticaux dans la Grammaire Homérique (§ V), la place réservée à l’accusatif est franchement privilégiée, car les emplois de l’accusatif surpassent tous les autres cas, en ce qui concerne l’importance dans la phraséologie. Avec le trait général dit accusatif de relation, le cas est supérieur à tous les autres dans sa souplesse de suppléer au datif, au génitif, voire, au nominatif, comme on vient de le voir. Ce cas est presque omnipotent.

  Pour comparer l’ancien grec aux autres langues non-indoeuropéennes telle que la langue japonaise, j’ai cru à la nécessité de creuser l’archaïsme de l’arrogante quasi-omnipotence de l’accusatif.  (À suivre)

 

 

28 mars 2023

φρήν au masculin (5)

Philologie d'Orient et d'Occident (511) Le 01/04 2023, S. Kudo

Φρήν au masculin (5)

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Plage printanière (îles Ogasawara à mille k. au sud de Tokyo, photo par S. K.)

Suites aux problèmes du genre et du nombre grammatical en indo-européen

   Juste après la publication du billet numéro 510 : la Philologie d’Orient et d’Occident, j’ai reçu de mon ami Jean-Pierre Levet, éminent helléniste et grammairien de l’université de Limoges un précieux commentaire sur mon billet :

   Tes recherches sont toujours passionnantes. Je soumets à ta réflexion un petit complément concernant le tokharien qui a, comme tu le sais, deux duels, d'une part un duel proprement dit comme en grec, en latin etc., qui correspond à l'expression de un + un autre, les deux n'étant pas naturellement associés, par exemple un boeuf et un autre boeuf; d'autre part un pariel, expression de l'unité en deux composantes naturelles, par exemple les deux yeux. Ce pariel est caractérisé par des désinences très archaïques qui doivent correspondre à celles du singulier avant l'apparition du pluriel et donc de l'opposition entre singulier et pluriel. Cela montre qu'à mon sens, en indo-européen, le pluriel est apparu après le singulier, ce qui indique que la distinction de nombre, comme la distinction de genre, n'appartient pas au stade le plus archaïque de la langue qu'on a pu reconstituer. 

C'est peut-être l'existence de ce pariel qui est à l'origine de l'expression du nombre en indo-européen. La conception du duel me semble avoir pour origine le pariel. J'imagine à l'origine le singulier non opposé à un pluriel, c'est-à-dire un singulier exprimant l'essence ou l'espèce d'une réalité, et le pariel qui ouvre la voie vers la conception du duel. Et le duel conduit à la conception du pluriel. 

Dans certaines langues indo-européennes comme le russe, le duel a été étendu jusqu'à quatre, ce qui prouve un décalage de la conception du duel vers le pluriel. Je suppose aussi que, à l'origine, le singulier exprimait donc l'essence ou l'espèce. C'est bien ce qu'on trouve en japonais dans des expressions telles que "du chien en tant d'unités". Dans les langues indo-européennes, on est passé de l'expression de l'essence à la constatation de la pluralité possible derrière cette essence. Cette évolution est sans doute parallèle à celle des personnes du verbe, puisque certaines langues de la famille distinguent un "nous" représentant je et tu et un "nous" représentant un je + quelqu'un d'autre que toi. On retrouve ainsi une sorte de couple opposé pariel (je + tu et pluriel (je + il(s)). 

  J’ai peu de chose à dire sur l’idée de mon ami. Le chien en français peut se comprendre ; soit un chien générique, soit le chien concret, déictique. De même, le inu japonais (dont l’origine, avec laryngale préposée. cf. κύωνm.f. chien, bitch ; grec, canis m.f. lat. chien chienne ; quan chinois et hinu ryûkyû) distingue dans lui-même deux choses : chien comme espèce et chien particulier.

  Je me soumets tout à fait au raisonnement de mon ami, lorsqu’il dit : la distinction de nombre, comme la distinction de genre, n'appartient pas au stade le plus archaïque de la langue et que le duel conduit à la conception du pluriel.

  Mais je ne sais s’il peut approuver mon avis sur la raison de l’absence de duel en hittite, la langue considérée en général comme celle qui précéda le grec homérique. J’ai dit dans mon petit livre écrit en japonais que la quasi-absence de duel en hittite ferait état de l’effacement progressif du concept de duel, pendant que le duel préparait difficilement la grammaticalisation de la catégorie de pluriel dans la langue (D’où est née la langue japonaise, Tokyo, Bestsellers, 2005, p. 86).

  Ainsi mon enquête sur l’attribution du genre masculin à φρήν dans le dictionnaire grec-français Hatier, à l’encontre de tous les autres dictionnaires préconisant le féminin, s’est résolue par une solution anodine.

   … …

  Au temps où la catégorie grammaticale des nominaux d’indo-européen n’était pas encore ainsi établie, l’Occident connaissait plusieurs civilisations en constante transformation. Loin de ces pays d’Occident, se situe Sannaï-Maruyama, immense site archéologique récemment découvert au bout nord de l’Archipel nippon (cf. billets du 482 - 486, voir surtout le 486). Partageant la proximité chronologique avec les grands centres civilisateurs du monde, cette société vécut dans une altérité totale, comme si elle se trouvait sur une autre planète.

  Ces années de stabilité (1500 ans), sans incident majeur, semble cacher quelques secrets qu’il vaut mieux clarifier. Il serait donc permis de supposer que cette cité antique n’aurait pas existé sans prestige quelconque. S’agissant d’une force armée, elle ne se serait pas perpétuée aussi longtemps. D’où émanait alors cette puissance mystérieuse ?  (À suivre)

 

18 mars 2023

φρήν au masculin (4)

Philologie d'Orient et d'Occident (510)

Le 18/03 2023, S. Kudo

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 Ishiyamadéra: Murasaki Shikibu y a achevé sa Genji Monogatari (Le dit du Genji) au XIe s.                            

 

Deux principes en-indoeuropéen : le genre et le nombre grammaticaux 

  Antoine Meillet, après avoir formulé sa théorie des cas grammaticaux, troisième principe de la structure linguistique, écrit dans son ouvrage sur l’étude des langues de l’Occident : Outre les cas, les noms distinguent par la flexion le genre animé et le genre inanimé. Le genre inanimé est dit neutre ; (…) le neutre sert pour les choses et ne désigne des personnes qu’autant qu’elles ne sont pas envisagées comme personnes, ainsi lat. mancipium [esclave] ; il est aussi employé dans les diminutifs, ainsi gr. ανδρίον diminutif de ανήρ [homme] … (Introduction à l’étude comparative des Langues indo-européennes, Hachette 1932, p. 189)

   Le linguiste américain Edgar H. Sturtevant (1875-1952), dans sa Grammaire comparative du hittite, s’exprime de manière suivante sur le problème du genre grammatical des nominaux hittites :

Hittite nouns, adjectives, and pronouns present two genders, one corresponding to the IE masculine et feminine, and the other to the IE neuter. Striking difference from the IE system is the lack of the feminine gender, and we may emphasize this fact by naming the Hittite genders masculine and neuter. (…) The lack of the feminine gender in Hittite harmonizes with the incomplete development of that gender in Proto-IE. As in the Indo-European languages the distinction between masculine and neuter is confined to nominative and accusative; only masculines have a special form for the nominative; Neuters have no ending in the nominative singular except that a-stem show the ending -n in the nominative as well as in the accusative … (A Comparative Grammar of the Hittite language,- Yale and Oxford, Oxford University Press, 1951, p. 82. )

   Le flottement entre deux genres : féminin et masculin pour le mot φρήν (cf. billets 507-509) ainsi que l’association des deux genres, sous la même forme des mots tels βοῦς boûs (bœuf), ἱππος hippos (cheval, jument), κύων (chien, bitch), canis lat. (chien, chienne) montre que la distinction des genres grammaticaux, apparue au fil du temps, est comparable à la construction progressive de la conjugaison de verbes (cf. Michel Bréal : Les Commencements du verbe, à l'appendice à l’Essai de sémantique, 1897).  

   La naissance du nombre grammatical est encore plus intéressante à voir. On sait qu’anciennement existait, en plus du singulier et du pluriel, la catégorie du duel. Jean Haudry, dans son L'Indo-européen («Que sais-je», PUF, 2e édition, p. 36), dit : l’emploi premier du duel étant l’emploi dit elliptique, il est concevable que sa désinence ait signifié initialement « avec » : véd. Varunâ « Varuna et (Mitra) ». C’est ce qu’on nomme le duel elliptique. Il est probable que cet emploi est le plus ancien, et que l’autre [naturel] (qui n’en est qu’un cas particulier) en est issu.

   Je suis d’avis que son assertion sur le duel est erronée. Mon argument contre son idée du duel est développé dans mon livre  « D’où est née la langue japonaise » (paru en japonais, Tokyo, Bestsellers, 2005, p. 84-85). Dommage que le livre soit dans une langue d’Extrême-Orient. Mais l’idée essentielle est la même.

   Il y a de nombreux échantillons dans la nature, spécialement dans les parties du corps, où les couples à deux, organes extérieurs tels yeux, oreilles, bras, coudes, épaules, genoux, jambes et même les narines et les lèvres; organes intérieurs tels poumons, reins et les os qui font paire etc. fonctionnent de telle manière qu’ils s’accordent soit au singulier, soit au pluriel aux dépens du duel qui s’effaçait. Pierre Chantraine dit dans sa Grammaire Homérique tome II, p. 24 : Dans les emplois du duel, on observe d’abord le duel naturel, qui se fonde sur la nature des choses et s’applique aux objets qui vont par paire. Quoi qu’il dise ensuite que cette syntaxe, en particulier pour les de parties du corps, est rare chez Homère.  

  La catégorisation du nombre était sans doute déjà évoluée, d’où la disparition progressive du duel. Il s’ensuit que le verbe pour le duel oσσε (yeux) est plus souvent au pluriel, moins souvent au singulier et rarement au duel (cf. Grammaire Homérique II, p. 23).

  Que peut-on conclure de tout cela ?

  L’origine du duel n’est pas elliptique, conception postérieure et raisonnée. Elle doit être naturelle. C’est plutôt l’emploi elliptique, éloigné de la pensée humaine, qui est un cas particulier.

  Une idée surprenante peut naître aussi de ces considérations, c’est l’antériorité ou l’originalité du duel. N’était-ce pas à partir du duel, en accord avec plusieurs concepts numériques, qu’on a pu voir se dessiner le principe du nombre grammatical ainsi que de la science arithmétique ?  (À suivre)

 

11 mars 2023

φρήν au masculin (3)

Philologie d'Orient et d'Occident (509)

Le 02/03 2023, S. Kudo

Quel est le genre grammatical du mot grec : φρήν ? (3)

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Château d'Angers et ses douves (photo par S. K. 2017)

 

  Le problème du genre grammatical d’un mot homérique : φρήν traîne toujours. Un dictionnaire a opté pour le masculin et maintient ce jugement dès le début du XXe siècle, à l’encontre des autres dictionnaires qui, tous, donnent ce mot comme féminin. Je me suis permis d’écrire à l’éditeur Hatier pour savoir si la maison maintient toujours que φρήν est du masculin. Le dictionnaire grec-français Hatier a été créé pour l'usage des lycéens par Charles Georgin au milieu du XXe siècle.

  La réponse de cette vénérable institution fut un peu décevante, car au lieu de me donner quelque chose de concret sur la question, elle a insisté sur l'utilité de ses manuels scolaires maison. Pourtant, elle m'a gentiment indiqué une librairie spécialisée en ouvrages français, à Iïdabashi, Tokyo. Je me suis donc rendu hier à la boutique pour constater, hélas, que la librairie et sa succursale ont cessé, toutes les deux, d'exister depuis 2 ans.

  J’ignore si la situation est la même dans tous les pays. Pour se renseigner, on ne recourt plus aux livres mais aux sources virtuelles, telles Google ou Wikipédia. Notre cercle de lecture homérique, lancé en 1983 dans une salle de cours a lieu maintenant par visioconférence. Le contact direct entre les membres est perdu mais le système de transmission audiovisuel en direct, permet de participer de loin aux séances : de Nagoya, d'Ôsaka ou de Kyoto et même de l’étranger. Ainsi, le nouvel outil facilite et anime nos disscussios.

  Nous pouvons utiliser les bonnes leçons offertes par nos amis, lesquelles nous permettent de creuser la question. Voici un exemple - l'essentiel est tiré d'une idée de J.-P. Levet sur le genre grammatical.

… …

Bien cher Ami,

  Sois vivement remercié de ton mail que j'ai lu avec grand plaisir. Bien évidemment, tu peux utiliser mon petit texte comme tu le souhaites. Je serais heureux de savoir ce qu'en penseront tes amis du séminaire homérique.

   Depuis hier, je n'ai pas cessé de me demander si l'on pouvait essayer de remonter encore plus loin dans le temps pour comprendre la psychologie linguistique de nos ancêtres de la préhistoire. Peut-être est-il possible d'imaginer que ces hommes d'un lointain passé distinguaient deux sortes de réalités exprimées, les réalités concrètes, matérielles, celles qui occupent l'espace visible (choses, êtres vivants) d'une part et, d'autre part, les réalités immatérielles exprimées, c'est-à-dire les actions concernant la première catégorie, c'est-à-dire relatives à elles. Dans cette perspective, toutes les actions (ou les états) étant relatives aux réalités décrites par les noms communs, sans que ces actions soient réellement celles de telle ou telle réalité (appartenant à telle ou telle réalité), si bien que la distinction entre animé et inanimé n'existait pas vraiment. Mais peu à peu, dans le domaine pré-indo-européen une évolution lente, continue et inconsciente (les trois caractéristiques des évolutions linguistiques définies par Meillet) a pu conduire par étapes les noms d'action vers un statut verbal (avec prise en compte du temps - présent, passé et futur) et développement de la négation de contradiction (- ne...pas -) se substituant à celle d'une expression de l'autrement. Cette évolution aurait été de nature à entraîner la création de l'opposition entre animé et inanimé (pour les raisons que je t'ai indiquées hier), les être animés visibles étant sexués, l'animé se serait alors divisé en masculin et féminin. Finalement, on aurait abouti au genre grammatical arbitraire qui caractérise les langues indo-européennes. Le japonais me semble beaucoup plus logique, puisqu'il considère l'action (ou l'état) relativement au thème (wa) sans distinction grammaticale de genre, le statut de la forme qui correspond au verbe indo-européen étant situé à mi-chemin entre celui d'un nom d'action et d'un verbe (il ne se conjugue pas comme le verbe indo-européen mais possède les marques temporelles d'un verbe). Le statut linguistique des adjectifs mériterait aussi d'être examiné dans cette perspective : l'adjectif indo-européen est marqué du point de vue du genre, alors que l'adjectif japonais ne l'est pas possède des marques temporelles particulières. 

  Que penses-tu de tout cela ? C'est une perspective théorique, certes, mais appuyée sur des faits concrets constatables. Avec toute mon amitié.   (À suivre).

 

25 février 2023

φρήν au masculin (2)

Philologie d'Orient et d'Occident (508)

Le 28/02 2023, S. Kudo

Quel est le genre grammatical du mot grec : φρήν ? (2)

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Cirque à Nantes (photo par S. K. 2017)

  J’ai essayé de m’expliquer une idée selon laquelle le mot homérique φρήν pouvait être non féminin mais masculin. J’en ai fait part à mon illustre ami Jean-Pierre Levet, helléniste et grammairien comparatiste de Limoges. Il m’a fait parvenir sans tarder cette réponse. Je me permets avec son autorisation d’en présenter le texte intégral.

... ... ...

  J.-P. Levet:

  Ton explication me paraît séduisante. Je possède deux exemplaires du petit dictionnaire Hatier. L’un m’a été donné par mon père qui l’utilisait lorsqu’il était lycéen. Je me suis servi de ce livre pendant toutes mes études (lycée et faculté). J’ai acheté l’autre pour Raymond et Anne-Marie, il a remplacé l’ancien, dont la couverture était abîmée. Tous les deux attribuent le genre masculin à φρήν.

  S’il s’agissait d’une simple erreur d’impression, elle aurait pu être corrigée. Cependant, aucun autre dictionnaire ne donne le genre masculin pour ce mot. Toutefois, un autre nom d’organe, ἀδήν « glande », est donné comme masculin ou féminin par Bailly. Mais le mot σπλήν « rate » est masculin. Manifestement, donc, pour certains noms d’organes le grec a hésité entre le masculin et le féminin. En français même une semblable hésitation existe, la rate mais le foie, le cœur mais la vessie etc.

  Pour essayer de comprendre ce qui s’est passé, remontons loin dans le temps. Comme le montre le hittite, l’indo-européen le plus ancien a dû distinguer, comme tu le rappelles, l’animé de l’inanimé. L’animé est à l’origine du masculin et du féminin, l’inanimé du neutre. Mais une évolution considérable s’est produite lorsque l’opposition grammaticale entre animé et inanimé a disparu. Le genre masculin et le genre féminin sont alors devenus arbitraires, ou plutôt ont été conditionnés par des facteurs multiples, un au moins pour chaque mot ou groupe de mots.

  Mais ces facteurs sont difficiles à définir précisément et ils sont certainement nombreux. Toutefois l’opposition entre le masculin et le féminin n’est pas constante (certes un taureau et une vache, un chien et une chienne, un homme et une femme, mais on dit aussi, ce soldat est une sentinelle etc.). Un même mot peut être tantôt masculin, tantôt féminin, c’est le cas en grec de ἄνθρωπος.

  Pour expliquer la disparition de l’opposition entre l’animé et l’inanimé, j’ai proposé l’explication suivante : avant l’apparition du verbe, les noms d’action qui l’ont précédé se construisaient avec le génitif pour les animés (la course du cheval mâle ou femelle), les êtres animés accomplissant vraiment les actions évoquées, alors que les inanimés la subissent (la feuille n’accomplit pas l’action de tomber, elle la subit), d’où l’emploi de l’accusatif de relation (il y a action de tomber relativement à la feuille). Lorsque le verbe s’est constitué en tant que verbe avec sa conjugaison, cette différence a disparu mais le neutre, héritier de l’inanimé, a conservé dans la déclinaison une identité de formes en ce qui concerne le nominatif et l’accusatif. De tout cela a résulté en-dehors du hittite, qui a conservé un état archaïque pour les noms, une grande confusion qui a rendu arbitraire l’attribution du genre au substantif, puisque les mots masculins, féminins et neutres devenaient tous identiquement sujets du verbe. C’est la grammaire qui a développé l’arbitraire du genre dans une opposition entre genre grammatical et genre naturel. De ce point de vue, les langues indo-européennes, à l’exception du hittite qui a conservé le statut ancien du nom et le statut nouveau des formes verbales, ne sont pas logiques.

  Certaines féministes d’aujourd’hui s’attaquent – bêtement – à la grammaire qui ne s’est pas constituée par antiféminisme ! Ch. Georgin, qui était un grand savant, a pu, comme tu le supposes, avoir en tête la finale -ην de noms d’organes masculins, féminins ou tantôt masculins, tantôt féminins. Que penses-tu de tout cela ?

  ... ... ...

  Tout cela semble confirmer l’authenticité de l’attribution du genre masculin à φρήν.  (À suivre)

 

 

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