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Philologie d'Orient et d'Occident
12 mai 2023

L'accusatif dans la langue homérique (3)

L'Orient et d'Occident (514)

Le 13/05 2023, S. Kudo

L’accusatif dans la langue homérique (3)

CIMG0712

                                             Arène romaine à Saintes(photo: S. K, 2007)

 

   Lors de la dernière séance de notre lecture de l’Iliade, nous sommes parvenus au dernier chant où le roi Priam se rends chez Achille afin de racheter par ses présents le cadavre de son fils Hector.

… πειραι εμειο γεραιέ νεωτέρου, ουδέ με πείσεις,                     XXIV - v.433

( … tu m’éprouves, vieillard, de ma jeunesse, mais tu ne me persuades pas)

ος με κέλεαι σέο δωρα παρὲξ Αχιληα δέχεσθαι                                     434

(tu m’ordonnes de recevoir à l’insu d’Achille tes présents)

τὸν μὲν έγὼ δείδοικα καὶ αiδέομαι περὶ κηρι                                  435

(mais, je crains et redoute en mon cœur)
συλεύειν, μή μοί τι κακὸν μετόπισθε γένηται.                                     436

(de le dépouiller de son dû, pour ne pas voir naître plus tard quelque malheur)

Quelques exemples de traduction :

1)    – Tu veux m’éprouver, vieillard, parce que je suis plus jeune ; mais tu ne me persuaderas point, toi qui m’invites à recevoir des cadeaux, sans qu’Achille le sache. Je crains et je redoute plus que tout en mon cœur de le dépouiller, de peur que quelque mal ensuite m’arrive. (Mario Meunier, Albin Michel, 1956)

2)    – Tu m’éprouves, vieillard, parce que je suis jeune, mais tu parles en vain, si tu prétends me faire accepter des cadeaux au détriment d’Achille. J’aurais scrupule et peur, si tu le dépouillais de ce qui lui revient, et cela quelque jour pourrait me couter cher ! (Robert Flacelière ; bibliothèque de la Pléiade, 1955)

3)    – Tu m’éprouves, vieillard (parce que je suis jeune, mais tu ne me persuaderas pas) en m’invitant à recevoir de toi des présents, en dehors d’Achille ! Lui, je crains et redoute, en mon cœur, de le dépouiller, de peur qu’il ne m’arrive malheur par la suite ; (Eugène Lasserre, GF Flammarion, 1965)

4)    – Je suis plus jeune, vieillard, tu m’éprouves sans me convaincre, en m’incitant à prendre un présent en cachette d’Achille. Pour ma part, je redoute et j’appréhende en mon âme, si je vole son bien, que plus tard malheur ne m’advienne. (Philippe Brunet ; éd. du Seuil, 2010)

5)     - gorôjin, mada toshiwaka-na watashi-wo tamesu-otsumorideshô-ga, sore-wa gomuyô. Akireusu-sama-ni naisho-de okurimono-wo tore to occhatte-mo kikikane-masu. Shujin-no mono-wo kasume toruno-wa, watashi-tosite toriwake kokoro-ni osore katsu tsutsushimi-masu-koto, nochinochi-de sainangoto-ga furikakaranuyô. (Vieillard, tu essaies de m’éprouver, moi qui suis encore jeune, ce qui n’est pas de mise. Pour recevoir des présents en cachette d’Achille, je ne le pourrais pas. De dépouiller le maître de ce qu’il lui revient, moi, je m’en garderai surtout, de peur qu’il m’arrive plus tard malheur.)

(Kure Shigeichi, coll. Iwanami, Tokyo 1958)

   Mon propos ne porte pas sur la pertinence de ces traductions mais sur la possibilité d’une autre interprétation applicable aux vers 435-436 construits sur l’accusatif τον et l’infinitif du verbe transitif συλεύειν. L’accusatif, comme nous venons de voir dans les billets 512 et 513, sert de sujet de l’infinitif. Or, peut-on proposer une autre analyse de ces traductions ? D’après celles-ci, l’infinitif συλεύειν est compris comme un verbe transitif. La distinction entre un verbe transitif et l’intransitif n’était pas de mise à l'époque homérique. Le verbe indépendant, enfermé en lui-même d’après Bréal, se préparait cependant à se distinguer.

  La distinction entre le verbe transitif et le verbe intransitif ne consiste qu’en état du moyen permuté avec le passif. Michel Bréal réfléchit sur l'origine du verbe transitif dans l'article : la force transitive (XXe chapitre, Essai de Sémantique, Paris 1897).

  Pierre Chantraine écrit dans sa Grammaire Homérique t. II -Syntaxe- : dans l’emploi fort ancien de l’infinitif consécutif, Homère use couramment de la voix active là où le sens admettrait le moyen et le passif. (Grammaire Homérique t. II, chap. XXII, p. 300). Il en donne, comme un exemple, le v. 227 du chant 6 de l’Iliade :

   Πολλοὶ μὲν γὰρ έμοὶ Τρεως κλειτοί τ'έπίκουροι κτείνειν. L’infnitif κτείνειν signifie ici à la fois le sens actif : à tuer (en japonais : korosu-beki) et le passif : à être tué(s) (jap. korosaru-beki). L’ensemble de la phrase est donc : il me reste beaucoup de Troyens, illustres et alliés, à tuer / à être tués.

   Le verbe transitif pouvait être au passif, et à l'accusatif à la fois objet et sujet, nous pouvons donc interpréter ces vers τὸν μὲν έγὼ δείδοικα καὶ αiδέομαι περὶ κερι συλεύειν : je crains et redoute qu’il se soit dépouillé de son dû, au lieu de : je crains et redoute qu’on l’en dépouille. Il s’agit ici d’un changement de perspective comme on en voit quand on se déplace d’un pays à circulation droite à l’autre à circulation gauche. La modification, apparemment insignifiante, est en réalité d'importance considérable et donne à l'ensemble une charpente grammaticale totalement différente.  (À suivre).

 

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