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Philologie d'Orient et d'Occident
29 mai 2023

À qui est la main à baiser ?

Philologie d'Orient et d'Occident (515) Le 02/06 2023, S. Kudo

Deux mille ans d’interrogation autour de la main à baiser (Iliade, chant 24)

KIMG3488

日月潭 Ri-yuè tan (l'étang Soleil-Lune à Taiwan, photo par Mme K. le 22 avril, 2023)

 

  L’Iliade, épopée de la guerre de Troie, s’achève avec la réconciliation un peu surprenante entre les deux antagonistes : le roi Priam et Achille. Le roi troyen se rend, presque seul, chez Achille pour récupérer, avec d’immenses présents, le corps de son fils Hector. Conduit par le dieu bienveillant Hermeias, et après avoir échappé à la surveillance grecque, le vieux roi de Troie, s’introduit en cachette dans la tente du chef de l’armée grecque. Les pourparlers s’engagent aussitôt. C’est le roi Priam qui a la parole.   

ἀλλ᾽ αἰδεῖο θεοὺς Ἀχιλεῦ, αὐτόν τ᾽ ἐλέησον
μνησάμενος σοῦ πατρός· ἐγὼ δ᾽ ἐλεεινότερός περ,

(Alors, Achille, respecte les dieux et aie pitié de moi, en souvenir de ton père. Je suis encore plus pitoyable que lui)

ἔτλην δ᾽ οἷ᾽ οὔ πώ τις ἐπιχθόνιος βροτὸς ἄλλος,          v. 505
ἀνδρὸς παιδοφόνοιο ποτὶ στόμα χεῖρ᾽ὀρέγεσθαι.

(J’osai faire ce qu’aucun autre mortel terrestre n’a encore fait : présenter mes mains devant la bouche du meurtrier de mes enfants)

ὣς φάτο, τῷ δ᾽ ἄρα πατρὸς ὑφ᾽ ἵμερον ὦρσε γόοιο·
ἁψάμενος δ᾽ ἄρα χειρὸς ἀπώσατο ἦκα γέροντα.
τὼ δὲ μνησαμένω ὁ μὲν Ἕκτορος ἀνδροφόνοιο                                                                                      κλαῖ᾽ ἁδινὰ προπάροιθε ποδῶν Ἀχιλῆος ἐλυσθείς,    v. 510 

(Il dit, éveillant à Achille le désir de plaindre son père ; Achille prenant Priam par la main, le repoussa doucement. Les deux se souvenaient ; Priam, d’Hector tueur d’hommes, lui, gémissait fortement, roulé devant les pieds d’Achille)

   αὐτὰρ Ἀχιλλεὺς κλαῖεν ἑὸν πατέρ᾽, ἄλλοτε δ᾽ αὖτε                                            
Πάτροκλον· τῶν δὲ στοναχὴ κατὰ δώματ᾽ ὀρώρει.   v. 512                                                                 (D’autre part, Achille déplora son père, tantôt encore Patrocle. Leur gémissement s’éleva dans leur tente)

 

Alexis Pierron (1814-1878), le meilleur commentateur en France des œuvres d’Homère avec ses huit volumes (4 pour l’Iliade, 4 pour l’Odyssée) écrit, dans sa première édition en 1869 de l’Iliade, sur le vers 506 :

En effet, ὀρέγεσθαι χεῖρα, au moyen, ne peut signifier que tendre sa main, admovere SUAM manum ad os viri, et non admovere manum viri ad os (suum).

Admovere SUAM manum ad os viri veut dire : approcher SA main (de Priam) de la bouche de l’homme (d’Achille), c’est-à-dire, appliquer SA main à la bouche d’Achille, alors que, admovere manum viri ad os (suum) : approcher la main de l’homme de sa bouche (la bouche de Priam) = appliquer la main de l’homme (Achille) à la bouche de Priam. La différence entre deux interprétations n'est pas mince. Dans la seconde, c’est la main de l’homme (d’Achille) qui se meut vers le visage de Priam.

  Selon le commentaire de Pierron de 1869, la discussion des philologues, depuis Aristarque (du début du IIIe au IIe siècle avant J.-C.), semble divisée sur l’attribution de la main et de la bouche. Le commentaire de la page 477 de l’édition Pierron (1869) produit donc depuis plusieurs traductions sur le problème.

Voici quelques exemples pour le vers 507 :

1)    porter jusqu’à ma bouche la main de celui qui tua mon enfant (Mario Meunier, Albin Michel, 1956)

2)    porter à ma bouche la main du meurtrier de mon fils (Eugène Lasserre, Flammarion,1965)

3)    à mes lèvres porter les mains du meurtrier de mes enfants (Robert Flacelière, éd.de la Pléiade, 1955)

4)    en approchant l’assassin de mon fils de ces mains suppliantes (Philippe Brunet, éd ; du Seuil 2010)

5)    to reach forth my hand to the face of him that hath slain my sons (A. T. Murray, Harvard University Press, 1985)

6)    musuko-wo utta sono-mononofu-no kuchimoto-ni-made te-wo sashinobe-te

(présenter ma main jusqu’à la bouche de l’homme qui tua mon fils) (Kure Shigeitchi, coll. Iwanami, 1958, Tokyo)

7)    waga-ko-wo korosita hito-no kao-no maeni te-wo sashinobe-ru,

(présenter mes mains au visage de l’homme qui tua mon fils) (Matsudaira Chiaki, coll. Iwanami, 1992, Tokyo)

  On voit que dans les traductions 1), 2), 3) la main est au tueur, alors que, dans les 4), 5), 6) et 7), elle est au suppliant, c’est-à-dire à Priam.

… … …

  On se souvient, cependant, que dans le vers 478 du même chant, Homère dit :

χερσὶν Ἀχιλλῆος λάβε γούνατα καὶ κύσε χεῖρας          v. 478
δεινὰς, ἀνδροφόνους, αἵοἱ πολέας κτάνον υἷας. 

(De ses mains, Priam prit les genoux d’Achille et lui baisa sur les mains).

Les mains en gras sont ici évidemment celles d'Achille. (À suivre)

 

 

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