Deux fonctions de l'accusatif grec
L'Orient et d'Occident (517)
Philologie d'Orient et d'Occident (517) Le 25/02 2024 S. Kudo
Deux fonctions de l’accusatif grec
τίς δ᾽ αὖ τοι, δολομῆτα, θεῶν συμφράσσατο βουλάς; (v. 540)
αἰεί τοι φίλον ἐστὶν ἐμεῦ ἀπὸ νόσφιν ἐόντα (v. 541)
κρυπτάδια φρονέοντα δικαζέμεν· οὐδέ τί πώ μοι (v. 542)
πρόφρων τέτληκας εἰπεῖν ἔπος ὅττι νοήσῃς. (v. 543)
(Avec quel dieu encore viens-tu de comploter, perfide ? Tu te plais toujours, loin de moi,
à décider d’un cœur secret; et jamais encore tu n’as daigné me dire de toi-même à quoi
tu songeais) (Paul Mazon; Homère Iliade t. 1, p. 24. Les Belles Lettres, Paris 1937)
Bien cher ami,
Nous venons de recommencer - c'est la troisième fois pour moi - notre lecture homérique de l’Iliade. Samedi dernier, c’était mon tour de lecture. Il faut me charger samedi prochain
(le 24/02) d'une analyse grammaticale des vers 528 - 550 du chant 1.
L’édition Belles Lettres donne une variante pour les deux participes présents : ἐόντι pour ἐόντα (v. 541) et φρονέοντι pour φρονέοντα (v. 542); ces deux datifs, en concordance avec le pronominal datif du vers 540 : τοι, peuvent délimiter le champ sémantique des participes.
Ces participes, soit au datif ou à l’accusatif, concernent la position du partenaire Zeus familièrement appelé mais sévèrement mis en cause par Héra: .
Le propos de Héra qui va à l’encontre de son époux, qui venait de s’entremettre, avec Thétis, mère d’Achille. Zeus n’avait pu repousser catégoriquement la supplication de Thétis, lui avait fini par promettre, avec un signe de tête, d’essayer de respecter le premier héros grec.
Alors, comment peut-on analyser grammaticalement les deux participes à l'accusatif des vers 541 et 542 ? :
αἰεί τοι φίλον ἐστὶν ἐμεῦ ἀπὸ νόσφιν ἐόντα (v. 541)
κρυπτάδια φρονέοντα δικαζέμεν· οὐδέ τί πώ μοι (v. 542)
ἐμεῦ ἀπὸ νόσφιν ἐόντα (toi, à distance de moi)
κρυπτάδια φρονέοντα δικαζέμεν· (ayant des idées secrètes, décider)
Ces deux accusatifs (ἐόντα et φρονέοντα) peuvent constituer la phrase : (je te vois) (l’idée non exprimée mais clairement supposable dans le contexte), toi, à l’écart de moi et ayant des idées secrètes, rends la justice. Ici, ἐόντα et φρονέοντα ne peuvent-ils pas faire fonction à la fois de l'objet direct de (je vois, non exprimé) et du sujet de l’infinitif δικαζέμεν du verbe δικάζω ? L’accusatif se distingue par la particularité d’avoir, dans des langues anciennes et modernes, les deux rôles: sujet et objet.
J’ai imaginé ces arguments pour expliquer les deux accusatifs dans les vers 541 et 542.
Donne-moi tes idées. Avec sincères amitiés. S. K.
(De Jean-Pierre Levet)
Bien cher Ami, Comment vas-tu ?
Je suis heureux d’apprendre par ton mail que les travaux du Cercle Homérique ont repris.
La question que tu m’as posée est très intéressante et m’a fait beaucoup réfléchir. Le vers 540 ne me semble poser aucun problème, τοι étant le datif dialectal du pronom personnel de la deuxième personne du singulier à mettre en rapport direct avec le préverbe συμ.
Les deux lectures des vers 541 et 542 sont compréhensibles. La variante comprenant le datif des participes s’explique par une analyse de τοι également comme datif du pronom personnel, mais il peut s’agir d’une correction faite au cours de la transmission du texte. L’accusatif, lui, s’explique par une analyse différente de τοι considéré alors comme une particule affirmative signifiant « vraiment », « en vérité » et renforçant le sens du mot précédent « toujours vraiment ». Il faut alors comprendre que les deux participes à l’accusatif sont les sujets d’une proposition infinitive construite à partir de φίλον ἐστὶν (« il [t’] est cher… ») et qu’ils sont associés à un pronom personnel σε à l’accusatif non exprimé. La colère de la déesse s’enflamme. Non seulement elle accuse Zeus de venir de prendre une décision sans la consulter, mais encore c’est vraiment toujours qu’il agit ainsi.
Telle est l’interprétation retenue par les éditeurs et correspondant très probablement au texte originel.
L’absence de pronom personnel ne fait pas vraiment problème On peut imaginer une explication métrique, σ’ἐόντα ne pourrait pas entrer dans la structure métrique, et une explication grammaticale, le sens est clair et non ambigu et pour le comprendre on peut prendre appui sur le pronom τοι du vers 540. Une explication psychologique est également concevable : la colère de la déesse rend son expression elliptique.
Que penses-tu de tout cela ? Si tu rencontres d’autres problèmes, n’hésite pas à m’en parler. Bon courage pour la séance de samedi.
Avec toute mon amitié. Jean-Pierre (À suivre).