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Philologie d'Orient et d'Occident
17 mars 2015

Athos et Lemnos: une réalité homérique (2)

Philologie d'Orient et d'Occident (320)  Le 17/03/2015  Tokyo  K.   

Entre le Mont Athos et l'île de Lemnos:  une réalité homérique (2)

001008   Pois et gâteaux de riz par Misao Wada (cousu main)

 

   Dans les Argonautiques d'Apollonios de Rhodes, on peut lire ces hexamètres qui rendraient vaguement compte de la distance entre le mont Athos et l'île de Lemnos (cf. billet 319).  

   Ἦρι δὲ νισομένοισιν Ἄθω ἀνέτελλε κολώνη  (chant 1, v. 601)

   Θρηικίη, ἣ τόσσον ἀπόπροθι Λῆμνον έοῦσαν  (v. 602)

   ὅσσον ἐς ἔνδιόν κεν ἐύστολος ὁλκὰς ἀνύσσαι  (v. 603),

   ἀκροτάτῃ κορυφῇ σκιάει καὶ ἐσάχρι Μυρίνης. (v. 604)

(Argonautiques, texte établi et commenté par Francis Vian, premier président de l'APLAES, éd. Belles Lettres 1974. chant 1, v. 601-604)  Nous soulignons quelques mots.

   La phrase (κολώνη comme sujet, ἀνέτελλε comme verbe) est flanquée de deux propositions: l'une, introduite par ἣ relatif, a comme sujet κολώνη la hauteur, comme verbe σκιάει obscurcit. Dans celle-ci est enfouie l'autre proposition, encadrée par les corrélatifs: τόσσον ... ὅσσον (qui doivent être des accusatifs d'extension dans l'espace) dans laquelle le sujet est ὁλκὰς vaisseau, le verbe ἀνύσσαι parcourir à l'optatif. La construction de la phrase, complexe, est bien différente de la phraséologie relativement simple d'Homère.

   La proposition principale est: Ἦρι δὲ νισομένοισιν Ἄθω ἀνέτελλε κολώνη θρηικίη  (Au matin, aux arrivants apparaissait la hauteur de l'Athos thrace)

   La proposition subordonnée: ἣ (...) ἀκροτάτῃ κορυφῇ σκιάει καὶ ἐσάχρι Μυρίνης ([la hauteur] qui, par son plus haut sommet, obscurcit [l'île] jusqu'à Myrina)

   Dans la première proposition relative, deux éléments: l'accusatif Λῆμνον et le participe présent ἐοῦσαν à l'accusatif mis en accord avec Λῆμνον m'ont fait des difficultés. Aucune traduction en français (J.-J. A. Caussin au XVIIIe siècle, H. de la Ville de Mirmont à la fin du XIXe siècle, et Émile Delage, Paris: Belles Lettres,1974), bien loin d'être textuelle, n'est de nature à rendre compte des deux accusatifs.  

   Pourquoi l'accusatif Λῆμνον (ἐοῦσαν)? Accusatif de direction, d'extension spatiale ou de relation? (cf. Pierre Chantraine: Grammaire homérique Paris Klincksieck, 1974, t. 1, chap. V, p. 38)? Et quelle est la fonction du participe présent à l'accusatif ἐοῦσαν? 

   Ce problème n'a gardé aucun de ses secrets pour mon illustre ami, Jean-Pierre Levet (cf. billets 217, 301), éminent helléniste et comparatiste, ancien président de l'APLAES.

   Λῆμνον, m'a-t-il expliqué au téléphone, est un complément d'objet direct du verbe σκιάει. La hauteur obscurcit donc, par son plus haut sommet (ἀκροτάτῃ κορυφῇ), (l'île de) Lemnos, même jusqu'à (la ville de) Myrina. La seconde proposition introduite par les corrélatifs τόσσον (...) ὅσσον n'est que l'attribut de Lemnos mis à l'accusatif, relié par ἐοῦσαν.

   Ainsi instruite, voici ma traduction mot à mot du passage, au risque de ne pas être comprise:

   Au matin, aux arrivants se faisait voir la hauteur de l'Athos / thrace, qui, Lemnos (acc.) étant (ἐοῦσαν) dans le lointain (ἀπόπροθι) d'autant (τόσσον) que (ὅσσον) [= d'une distance telle que] / jusqu'à midi un vaisseau bien équipé peut parcourir, / par son plus haut sommet, obscurcit, même jusque Myriné.

    Émile Delage (Paris, les Belles-Lettres 1974) rend ce passage dans un excellent français:

   Au matin, tandis qu'ils poursuivaient la route, se levait à l'horizon la montagne thrace de l'Athos: bien que Lemnos se trouve à une distance égale à celle qu'un vaisseau bien équipé peut parcourir du matin jusqu'à midi, l'Athos étend l'ombre de son plus haut sommet sur elle jusqu'à Myrina.  (p. 78)

   De ce petit examen, il ressort quelques évidences. Dans la langue archaïque, le sens d'un substantif était déterminé non pas par sa position dans la séquence de mots mais par son aspect grammatical (cas) indépendamment adopté dans la circonstance, ainsi:  Ἄθω génitif; κολώνη nominatif; Λῆμνον accusatif; (ἀκροτάτῃ) κορυφῇ datif dans le sens locatif-instrumental. Les noms, éléments indépendants d'une phrase, étaient compris sans l'aide du moyen syntaxique d'ordre des mots.

   Les deux cas, nominatif (ἣ = κολώνη la hauteur) et accusatif (Λῆμνον Lemnos), complément d'objet, appellent un verbe transitif pour se mettre en rapport. Le verbe (σκιάει) est à sa place quoiqu'il se trouve bien loin. Cette construction est impossible dans les langues modernes, telles que le français et l'anglais, privées du système des cas dont la fonction est peu à peu remplacée par l'ordre des mots. Dans la syntaxe moderne, les mots ne sont plus libres. (À suivre)

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