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Philologie d'Orient et d'Occident
25 janvier 2011

L'oreille fine du Narrateur (1) Proust (33)

Philologie d'Orient et d'Occident (99)
                              Le 25/O1/2011, Tokyo          K.

       L'oreille fine du Narrateur (1)
               « Je vas »  et  « je m'en vas »           Proust (33)

     Au langage de Françoise, cuisinière de la famille du Héros d'À la recherche, le Narrateur portait l'intérêt d'un vrai linguiste. Il se demanda une fois si elle n'était pas d'origine méridionale :

- Ah ! Combray, Combray, s'écriait-elle. (Et le ton presque chanté sur lequel elle déclamait cette invocation eût pu, chez Françoise, autant que l'arlésienne pureté de son visage, faire soupçonner une origine méridionale [...]. (À la recherche du temps perdu, Gallimard « Bibliothèque de La Pléiade », 1954, t. 1, p. 55-56)

     Je vais citer ici un autre propos de Françoise, qui évoque une vieille France.
Elle conjuguait le verbe aller comme au temps de Rabelais :

Je vas seulement voir si mon feu ne s'éteint pas. (ibid, p. 56)

     Et encore il (notre jeune maître) ne trouve pas que je vas assez vite, [...].
     (op. cit., t. 2, p. 18)

    L'emploi de la conjugaison je vas pour je vais était scindé, au XVIIe siècle, entre deux groupes sociaux : aristocratie et paysannerie. Molière fait user de cette conjugaison à un paysan, Pierrot :

Charlotte, je m'en vas te conter tout fin drait comme cela est venu (Dom Juan, 1665, Acte II, scène première).

     D'autre part, les deux exemples suivants dans les Fables de La Fontaine font état du langage de la noblesse :

- Sire, répond l'Agneau, que Votre Majesté
Ne se mette pas en colère ;
Mais plutôt qu'elle considère
Que je me vas désaltérant
Dans le courant,
Plus de vingt pas au-dessous d'Elle

(Le Loup et l'Agneau, Fables, Hachette, 1929, Livre 1, Fable 10)

La difficulté fut d'attacher le grelot.

 L'un dit : « Je n'y vas point, je ne suis pas si sot »,

(Conseil tenu par les Rats, ibid., Livre 2, Fable 2)

     René Radouant, commentateur moderne de l'édition, rend compte de la forme conjuguée du verbe « aller » : Je vas est une forme qui n'a rien de vulgaire et qui fait concurrence à je vais, même chez Racine. (ibid., p. 524).

    Tous les deux, l'Agneau et le Rat, se sont exprimés dans un langage poli et gracieux dont l'écho s'entendait encore à la fin du XVIIIe siècle.

     Choderlos de Laclos (1741-1803) fit user, dans quelques lettres (Les Liaisons dangereuses 1782), de la même formule à une noble demoiselle Cécile Volanges, victime d'une intrigue diabolique de deux pervers : le vicomte de Valmont et la marquise de Merteuil. Les deux premières lettres sont adressées à Sophie Carnay, amie de Cécile, aux Ursulines de ..., et la troisième, au chevalier Danceny.

     1)  Adieu, ma Sophie, je m'en vas écrire au chevalier Danceny.
    (Les Liaisons dangereuses, Garnier-Flammarion, 1964, p. 68, Lettre XXIX)
     2) Au lieu de cela, je vas écrire au chevalier Danceny ; (ibid., p. 86, Lettre XXXIX)
     3) Mais adieu, mon cher ami ; [...]. Je vas me coucher et réparer le temps perdu.
       (ibid., p. 270, Lettre CXVII)

     On peut supposer qu'avant la Révolution, les deux aires (paysannerie et noblesse) du langage n'étaient pas si nettement délimitées. Elles fusionnaient. C'est au XVIIIe siècle que l'usage réservé à la paysannerie et à la noblesse fit un grand recul devant l'essor irrésistible des gens de la ville. C'est l'usage de ces derniers (je vais) qui a banni définitivement je vas de la noblesse de ville, laissant intact l'usage des paysans. Les bourgeois étaient devenus maîtres de normes linguistiques.

    Les vieux aristocrates, au temps de Proust, qui « avaient toujours été revêtus du simple alpaga, coiffés de vieux chapeaux de paille que de petits bourgeois n'auraient pas voulu porter » (op. cit., t. 3, p. 943) n'avaient pas seulement « vieilli de la même façon que les paysans au milieu desquels ils avaient vécu » (cf. billet 87) mais usaient du même langage. C'est pourquoi Mme de Guermantes, de vieille noblesse française, parlait comme une provinciale, comme une paysanne.  (À suivre)

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