Philologie d'Orient et d'Occident (501) : le 28/05, 2022, S. Kudo
Proust, l’argent et la guerre
Mer de combats (2019, photo par S. K.)
Ma tante Léonie m’avait fait héritier, en même temps que beaucoup d’objets et de meubles fort embarrassants, de presque toute sa fortune liquide – révélant ainsi après sa mort une affection pour moi que je n’avais guère soupçonnée pendant sa vie. Mon père, qui devait gérer cette fortune jusqu’à ma majorité, consulta M. de Norpois sur un certain nombre de placements. Il conseilla des titres à faible rendement qu’il jugeait particulièrement solides, notamment les Consolidés Anglais et le 4 % Russe. « Avec ces valeurs de tout premier ordre, dit M. de Norpois, si le revenu n’est pas très élevé, vous êtes du moins assuré de ne jamais voir fléchir le capital. » (I, p. 454. À l’ombre des jeunes filles en fleurs)
Ces conditions typiques d’une famille aisée aurait assuré au jeune héritier l'accès à toutes les professions qu’il voulait, sauf celle de grand écrivain auquel il se promettait tacitement de parvenir.
Ce que dit le Narrateur dans le roman est en général d’une chronologie ambiguë et il est rare que le lecteur puisse s'assurer de la date des faits racontés. Cependant, dans le passage où des promeneurs parisiens, ayant croisé dans la rue, « quelque personne connue » qui se pavanait – en fait, Mme Swann (Odette de Crécy), cocotte d’une grande notoriété -, s'interrogent sur son identité. Le lecteur attentif peut associer une petite fiction avec une réalité historique.
(…) Ils se demandaient : « Qui est-ce ? », (…). D’autres promeneurs, s’arrêtant à demi, disaient. - Odette de Crécy ? (…). - Odette de Crécy ? Mais je me disais aussi, ces yeux tristes… Mais savez-vous qu’elle ne doit plus être de la première jeunesse ! Je me rappelle que j’ai couché avec elle le jour de la démission de Mac-Mahon. (I, p. 420-421. Du côté de chez Swann). La date de la démission de Mac-Mahon, président de la République après la guerre contre la Prusse, tombe le 30 janvier 1879.
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La Chronologie du roman (présentée dans l'apparat critique du tome I, éditions Gallimard, 1954), donne un petit renseignement sur l’achèvement d’A la recherche du temps perdu en trois volumes Du côté de chez Swann, Le Côté de Guermantes et Le Temps retrouvé. La publication effective du roman concernait seulement le volume : Du côté de chez Swann, 8 novembre 1913. C’était justement le moment où la Première Guerre mondiale allait débuter, la révolution russe étant encore loin.
Le riche diplomate chevronné dans le roman, Norpois, qui conseilla au père du jeune romancier d'investir dans de nouvelles actions étrangères, les Consolidés Anglais et le 4 % Russe, était ambassadeur plénipotentiaire dans plusieurs pays d’Europe, notamment dans l'empire tsariste du continent avec qui la France était alliée depuis 1892.
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De son côté le Japon redoutait depuis le XVIIe siècle la descente de la Russie sur le Hokkaidô. La guerre russo-japonaise qui se généralisait sournoisement en 1905 se terminait, tout en faisant un nombre immense de victimes, avec la victoire inattendue du petit pays d’Extrême-Orient.
Lors de l'acquisition des valeurs bourcières, Norpois et le père du narrateur ignoraient sans doute que la France offrait une aide au Japon pour l’établissement d'une cavalerie moderne. La nouvelle cavalerie, fruit des études de Yoshifuru Akiyama envoyé en France, se révéla sur le sol de Chine bien capable de se mesurer avec la cavalerie cosaque russe. À son tour, Masayuki, son frère cadet qui étudia à Washington, put repérer en mai 1905, le lieu et le moment de l'apparition de la flotte Baltique commandée par l'amiral Zinov Rojestvenski, favori du tsar. La stratégie de Masayuki permit à l'amiral Tôgô, le pavillon Z hissé haut sur le pont du vaisseau-amiral Mikasa, d'envoyer par le fond du détroit de Tsushima la gigantesque armada russe de la Baltique.
L’Angleterre, alliée du Japon, qui avait vu avec irritation ses bateaux de pêche coulés par la flotte russe qui craignait des espions, faisait tout ce qu’elle pouvait pour retarder et compliquer le périple de la marine russe qui progressait en empiétant sur ses nombreux territoires en Asie. Son action a eu donc pour effet de contribuer grandement à la victoire nipponne.
Les bourgeois français, tels que Norpois et le père de Proust, étaient sans doute persuadés que la guerre se finirait sur une victoire russe, et qu'une possibilité japonaise était nulle. Le placement sur le 4 % Russe et les Consolidés Anglais pourrait donc prouver deux choses : que l’attitude d'une grande majorité d’Européens manquait de diversité ; que leur conservatisme les empêchait de voir que l’axe du monde se déplaçait insensiblement vers l’Est dès la fin de la guerre. Si la guerre russo-japonaise s'était terminée par la victoire du tsar russe, la destinée, non seulement du Japon mais du monde, aurait été tout autre. (À suivre)