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Philologie d'Orient et d'Occident
30 avril 2022

Relecture de Proust (5)

Philologie d'Orient et d'Occident (499) : le 30/04, 2022, S. Kudo   

Proust et l’étymologie

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Douve à carpes (Odawara-jô, mars 2022)

 

   Un mot employé par Proust intrigua longtemps les traducteurs japonais. Il s’agit de « sauvoir » (Pléiade 1954, tome II, Le Côté de Guermantes, p. 28. Le Vocabulaire de Proust de Brunet, tome III, p.1293), que prononce Françoise, cuisinière chez le Narrateur, lorsqu’elle énumère des bâtiments ou des éléments dont Mme de Guermantes doit pourvoir son château de province. La noble dame est à Paris en location dans le même immeuble que le Narrateur, les deux familles, bourgeoise et aristocrate, séparées simplement par les étages. Chez elle, n’existe ni gibet seigneurialni moulin fortifié, ni sauvoir, ni colombier à piliers, ni four banal, ni grange à nef, ni châtelet, ni ponts fixes ou levis (…). Proust avait-il l’idée claire de ce mot « sauvoir » ? Les anciens traducteurs (éd. Shintyô-sha) en ont été réduits à rendre par Himitsu-no heya (chambre secrète) ce mot énigmatique « sauvoir » !

  L'équipe dirigée par Jean-Yves Tadié (La nouvelle Pléiade, Gallimard, 1988, tome II, p.1543) a laissé une note selon laquelle « sauvoir » est « un bassin aménagé pour l’élevage des poissons », sans rien dire d’autre, n’expliquant rien. On voit maintenant que l’étymologie est composée du lat. salvare « sauver, maintenir, conserver » et de l’élément signifiant une petite place -oir (< parl-oir). Nos traducteurs récents ont pu profiter de cet éclaircissement.

  Matsumura Takeshi, dans son Dictionnaire du français médiéval (prix de l’Académie Française, 2015), note très justement ce mot ancien : « sauvëoir, sauvoir » [FEW 11, 129a salvare] s.m., réservoir pour le poisson (…).

  Le sauvoir ne doit pas être un vivier (bassin où l’on garde des poissons), mais une grande piscine. Pour vivier, le dictionnaire du béarnais et du gascon modernes (Simin Palay, CNRS, 1961) donne la forme régionale « bibè ». Xavier de Fourvières (Lou Pichot Tresor, Aubanel 1975), pesquié ; Louis Alibert (Dictionnaire Occitan-Français, I. E. O, 1966), pesquièra.

 Les chapitres étrangement nommés dans le roman : NOMS DE PAYS : LE NOM (3e partie Du côté de chez Swann) et NOMS DE PAYS : LE PAYS (2e partie de À l’ombre des jeunes filles en fleurs) rendent compte de l’intérêt de Proust pour l'onomastique (cf. billet 497).

  Selon Joseph Vendryès (1875-1960), Proust et les noms propres, Mélanges Huguet, 1940), Proust aurait suivi, après son baccalauréat, le cours des Noms de lieux de France d’Auguste Longnon (1844-1911), historien au Collège de France. La passion, toujours tenace de Proust pour cette discipline était latente du début (cf. le curé de Combray) jusqu’à la fin du roman. Elle s’épanouit pleinement dans Sodome et Gomorrhe avec le bagou à perte de vue du pédant Brichot. Le mot « sauvoir » était une rareté laissée non expliquée dans l’œuvre de Proust.

  Le roman est fait du signe (nom), du sens (réalité) et de l’essence (vérité). Cet état nous incite à nous intéresser à la trilogie dont la toponymie occupe une part considérable. La lecture proustienne est en quelque sorte un procès d’apprentissage au bout duquel on voit tout s’invertir :

  (…) la fée dépérit si nous approchons de la personne réelle à laquelle correspond son nom, car, cette personne, le nom alors commence à la refléter et elle ne contient rien de la fée ; la fée peut renaître si nous nous éloignons de la personne ; mais si nous restons auprès d’elle, la fée meurt définitivement et avec elle le nom ; comme cette famille de Lusignan qui devait s’éteindre le jour où disparaîtrait la fée Mélusine (II, p. 11).

   L’analyse toponymique n’est pas toujours bienveillante : Rachel (maîtresse juive de Robert de Saint-Loup, un Guermantes, fils des Marsantes) va à l’encontre de son amant : 

  Marsantes, Mater Semita, ça sent la race, répondit Rachel répétant une étymologie qui reposait sur un grossier contresens car semita signifie « sente » et non « Sémite » (II, p. 179).

  L’étymologie onomastique, partant d’une euphorie du particularisme pour arriver à la généralisation souvent décevante, révèle parfois des liens invisibles. Mais à la fin, de même que la géographie linguistique, on récupère la vérité dans l’invraisemblance.

  J’avais trouvé charmant la fleur qui terminait certains noms, comme Fiquefleur, Honfleur, Flers, Barfleur, Harfleur, etc., et amusant le bœuf qu’il y a à la fin de Bricquebœuf. Mais la fleur disparut, et aussi le bœuf, quand Brichot (…) nous apprit que « fleur » veut dire « port » (comme fiord) et que « bœuf », en normand budh, signifie « cabane » (II, p. 1098). (À suivre)

 

 

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