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Philologie d'Orient et d'Occident
14 décembre 2010

Noblesse linguistique et paysannerie

Philologie d'Orient et d'Occident (87)
                              Le 14/12/2010, Tokyo        k.

        Noblesse linguistique et paysannerie : Proust (21)

      Un des grands thèmes du Côté de Guermantes est le langage de Françoise, cuisinière chez le Héros-Narrateur. Celui-ci sait que Françoise, personnage typique sorti du peuple, se sert parfois de locutions du français du XVIIe siècle.

Oui, chez Mme Octave, ah ! une bien sainte femme, [...], une bonne femme, [...], qui ne plaignait pas les perdreaux, ni les faisans, ni rien, [...]. (Françoise employait le verbe « plaindre » dans le même sens que fait La Bruyère.) Tout était toujours à ses dépens, même si la famille, elle restait des mois et des an-nées. (Cette réflexion n'avait rien de désobligeant pour nous, car Françoise était d'un temps où « dépens » [...] signifiait seulement dépense.) (À la Recherche du temps perdu, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 1954, t. 2, p. 26).  (cf. billet 80).

     Il ne s'agit pas ici d'un parler affecté mais d'un débit naturel. La graphie « an-nées » signifie que Françoise a prononcé non pas [ane] dénasalisé mais [ãne] nasalisé, comme au temps de Molière, qui pouvait jouer sur la confusion entre grand-mère et grammaire. On sait que la dénasalisation en français s'est accomplie plus rapidement au centre qu'en province et que, dans la langue, mots, accents ou tournures anciennes se conservent mieux dans les parlers régionaux que dans la langue du centre, la koinè. Ce n'est donc pas que la cuisinière ait reçu de l'instruction littéraire et lu Molière, La Bruyère ou Saint-Simon. Son vieil accent témoigne simplement qu'elle est née et élevée dans une vieille région de France.

     Le Narrateur, par sa fréquentation des gens du monde, en vient à se rendre compte qu'il y a, parmi eux, plusieurs niveaux de français selon la hiérarchie.
     Une des plus haut placées dans cette hiérarchie sociale aux yeux du Narrateur, Mme de Guermantes, parle comme une paysanne :

« Mais vous savez bien que je ne sais rien expliquer, moi, je suis eun bête, je parle comme une paysanne. » (op. cit., t. 3, p. 43).

     Ce n'est pas sa « façon de parler » qui la fait paysanne, mais sa prononciation de l'article indéfini une (bête) qui est, selon elle, [œn] (au lieu de [yn] moderne). Cette prononciation logique et ancienne (œ nasal → œn) s'est conservée par exemple dans la vallée de l'Indre, d'après l'A. L. O. (Atlas linguistique et ethnographique de l'Ouest, CNRS, 1971, vol 1, carte 164) : une terre en friche y est prononcé [œn tεr ã friç]. La prononciation [œn] pour une (noté eun) est ancienne, donc authentique. N'empêche que Mme de Guermantes s'en excuse. Elle disait ailleurs un (heun) oie :   

« Elle est bête comme un (heun) oie, dit d'une voix forte et enrouée Mme de Guermantes, [...] » (op. cit., t. 2, p. 485).

     Le mot oie n'est jamais masculin. Il fallait donc dire : comme une oie. Le Narrateur linguiste a transcrit fidèlement la prononciation [œn] pour une (oie) en un (heun). Voilà une vraie prononciation des aristocrates qui avaient coutume de vivre tant parmi les bourgeois que parmi les paysans. Mme de Villeparisis, une Guermantes embourgeoisée (cf. billet 82), n'en oublie pas moins l'ancienne habitude.

« Monsieur, j'crrois que vous voulez écrire [...], dit Mme de Villeparisis [...], sa grande amabilité était froncée [...] par l'affectation d'imiter le ton presque paysan de l'ancienne aristocratie » (op. cit., t. 2, p. 198).

     Sur le tard, le Narrateur s'avise, devant les gens du monde vieillis (quelques-uns restés jeunes), de la communauté d'habitude sociale entre aristocrates et paysans.

Certains grands seigneurs, mais qui avaient toujours été revêtus du plus simple alpaga, coiffés de vieux chapeaux de paille que de petits bourgeois n'auraient pas voulu porter, avaient vieilli de la même façon que les jardiniers, que les paysans au milieu desquels ils avaient vécu. Des taches brunes avaient envahi leurs joues, et leur figure avait jauni, s'était foncée comme un livre.  (op. cit., t. 3, p. 943)   (À suivre)

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