Oralité et textualité(3) : L'épos est fille de l'hexamètre
Philologie d'Orient et d'Occident (457) le 17/06, 20 Tokyo K.
Oralité et textualité dans la langue d'Homère
- L'épos (langue homérique) est fille de l'hexamètre - Jean Bérard -
⧿ [voyelle] longue ⋃ [voyelle] brève ; le dactyle exprimé en ⧿ ⋃ ⋃
Azalées triomphant à Tokyo, Shibuya, (photo par K.)
Avant que le grec ancien ne soit passé à l'écrit, la grande vague de l'hexamètre a déferlé sur toute l'Hellade. Dans sa Grammaire homérique (cinquième édition revue et corrigée en 1973, tome premier des Phonétique et morphologie, première édition en 1958, Klincksieck, Paris), Pierre Chantraine (1899-1974) a éclairci cette phase linguistique extrêmement importante par les preuves concrètes et matérielles de l'établissement du grec ancien qu’apporte ce déferlement de l’hexamètre. Dans son ouvrage, le chapitre intitulé "l'adaptation de mots au mètre : Les allongements et les abrègements métriques" rendent bien compte de ce qui est "l'influence décisive que le vers a exercée sur la langue homérique" (p. 94). "Lorsque la forme normale entre dans l'hexamètre, on a pu la modifier pour occuper certaines places du vers (p. 96) On est donc obligé de croire que la forme métrique du groupe des sonantes était antérieure à la forme grammaticale. Or, on ne savait pratiquement rien de ce qu'était la langue primitive homérique. Nous supposons tacitement, mais sans raison avérée, que les deux brèves à la fin du dactyle ⧿ ⋃ ⋃, consistant en deux voyelles, étaient dépourvues de consonne (prenant part au groupe des sonantes [w, f, m, n, l, r] à la valeur à moitié vocalique, imaginé comme tel bien tard après l'établissent du grec homérique). D'abord, rien à la finale ni à l'initiale, l'hexamètre a déferlé sur toute l'Hellade.
Jean Bérard (1908-1957) était presque de 10 ans plus jeune que son prédécesseur Pierre Chantraine. Ils étaient à peu près de la même discipline (tous les deux sont classés, non pas comme "linguistes" mais comme "historiens"). Mais Jean Bérard était plus hardi dans la théorie de l'histoire du grec ancien. Plus technicien que Chantraine, il se montrait pourtant assez sensible à la conviction sur la vague des envahissements de l'hexamètre, dans l'Hellade, qui aurait transformé la langue uniquement orale jusqu'au temps d'Homère. C'est à la page 72 du petit livre mais très dense, intitulé Homère Odyssée (quatrième édition, 1985, première édition 1952, Paris Hachette), qu'on peut trouver la fameuse déclaration: La langue de l'épos est fille de l'hexamètre". Il développe cette analyse de la page 68 à la 72 avec la même passion que Chantraine.
"Il fallait (...) plier la langue aux exigences d'un rythme qui s'accordait mal avec elle et qui d'ailleurs, semble bien, à l'origine, n'avoir pas été fait pour elle". En effet le rythme dactylique qui ne se retrouve nulle part ailleurs dans les langues indo-européennes (...). Le mètre étant étranger, un travail d'adaptation fut nécessaire (...). La morphologie, elle aussi, se plie, dans certain cas, aux exigences du vers."(p. 68). Nous avons expulsé les consonnes à la fin ou au début du mot, comme excédents de l'hexamètre. Nous avons ainsi obtenu un résultat inattendu qui dans la scansion se trouve bien différent de ce que le texte exige.
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Notes: 1) scansion normale, tirée du texte (Iliade: chant XIX)
2) scansion accueillant les consonnes appartenant aux mots voisins.
1) τὸν δ᾽ ἄρ᾽ ὑ/πὸ ζυγό/φι προσέ/φη πόδας/ αἰόλος/ ἵππος
Ξάνθος, ἄ/φαρ δ᾽ ἤ/μυσε κα/ρήατι·/ πᾶσα δὲ /χαίτη (v. 405)
ζεύγλης /ἐξερι/ποῦσα πα/ρὰ ζυγὸν /οὖδας ἵ/κανεν·
αὐδή/εντα δ᾽ ἔ/θηκε θε/ὰ λευ/κώλενος/ Ἥρη·
καὶ λί/ην σ᾽ ἔτι/ νῦν γε σα/ώσομεν/ὄβριμ᾽ Ἀ/χιλλεῦ·
ἀλλά τοι/ ἐγγύθεν/ ἦμαρ ὀ/λέθριον· /οὐδέ τοι /ἡμεῖς
αἴτιοι,/ἀλλὰ θε/ός τε μέ/γας καὶ /Μοῖρα κρα/ταιή. (v. 410)
οὐδὲ γὰρ/ ἡμετέ/ρηι βραδυ/τῆτί τε/ νωχελί/ηι τε
Τρῶες ἀ/π᾽ ὤμοι/ιν Πα/τρόκλου /τεύχε᾽ ἕ/λοντο·
ἀλλὰ θε/ῶν ὤ/ριστος, ὃν/ ἠΰκο/μος τέκε/ Λητώ,
2)
τὸν δ᾽ ἄρ᾽ ὑ/πὸ ζυγό/φι προσέ/φη πόδα/ς αἰόλο/ς ἵππος
Ξάνθος, ἄ/φαρ δ᾽ ἤ/μυσε κα/ρήατι·/ πᾶσα δὲ /χαίτη (v. 405)
ζεύγλη/ς ἐξερι/ποῦσα πα/ρὰ ζυγὸ/ν οὖδας ἵ/κανεν·
αὐδή/εντα δ᾽ ἔ/θηκε θε/ὰ λευ/κώλενο/ς Ἥρη·
καὶ λί/ην σ᾽ ἔτι/ νῦν γε σα/ώσομε/ν ὄβριμ᾽ Ἀ/χιλλεῦ·
ἀλλά τοι/ ἐγγύθε/ν ἦμαρ ὀ/λέθριο/ν· οὐδέ τοι /ἡμεῖς
αἴτιοι, /ἀλλὰ θε/ός τε μέ/γας καὶ /Μοῖρα κρα/ταιή. (v. 410)
οὐδὲ γὰ/ρ ἡμετέ/ρηι βραδυ/τῆτί τε/ νωχελί/ηι τε
Τρῶες ἀ/π᾽ ὤμοι/ιν Πα/τρόκλου /τεύχε᾽ ἕ/λοντο·
ἀλλὰ θε/ῶν ὤ/ριστος, ὃ/ν ἠΰκο/μος τέκε/ Λητώ,
Rien d'étonnant que ces dix échantillons oraux chargés de consonnes, du fait du déplacement de la barre de mesure, n'offrent aucune anomalie par rapport à la scansion obtenue à partir de l'écrit. (À suivre)
Note: cette version a été tout particulièrement commentée, et utilement, par un agrégé de Lettres classiques, Clément Lévy, à Berlin.