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Philologie d'Orient et d'Occident
9 septembre 2016

Les Serments de Strasbourg (4)

Philologie d'Orient et d'Occident (Hors-série)

La naissance d'une langue nationale

Réflexions politico-linguistiques sur les Serments de Strasbourg (4)     Le 09/09  2016   Tokyo    Susumu K.

                         

 La provenance du texte roman des Serments

   Or, depuis longtemps, on a avancé une explication, souvent reprise, selon laquelle le texte roman des Serments refléterait les traits de la langue du Sud-Est. D'autre part, dans le premier tome de la revue Romania[1], Paul Meyer fit mention d'une petite notice[2] d'Anatole Boucherie, un des fondateurs de la Revue des Langues Romanes, sur la thèse poitevine des Serments. Arigo Castellani[3] l'a défendue avec compétence. Notre propos n'est pas de juger toutes les hypothèses longtemps débattues au sujet de l'origine linguistique exacte du texte des Serments[4]. Ce qu'il y a de commun cependant entre la thèse franco-provençale et la thèse poitevine c'est que les deux langues appartiennent à la zone septentrionale de la Gaule méridionale et qu'elles ont en outre ceci de particulier qu'elles sont toutes les deux des parlers intermédiaires entre le français et l'occitan. Jacques Pignon, dans son étude monumentale du poitevin[5], a prouvé que le dialecte du sud du Poitou (avec Poitiers à la limite nord) était de type occitan jusqu'au XIIe s. et qu'à partir de cette époque-là le français introduit dans la région l'a repoussé progressivement vers le sud.

   L'Aquitaine fut toujours un sujet de tracasseries et d'inquiétudes, voire de problèmes majeurs, pour les souverains carolingiens. Mais depuis le règne de Louis le Pieux, poitevin de Naissance, le Poitou, au moins, connaissait une certaine paix, parfois troublée par les Pippinides, associés avec Lothaire. Au moment des Serments, le territoire passa de Louis le Pieux à Charles le Chauve. Ces conjonctures historiques ne présentent aucun argument décisif contre la thèse poitevine, tant s'en faut. Dans ces conditions, à quel genre d'interprétation la thèse franco-provençale se prête-t-elle ?

   La zone sud-est de la Gaule, dite franco-provençale, était un centre névralgique, un point de litige possible dans le partage, et, si l'on emploie des termes concrets, une terre convoitée par Charles et objet de rivalités avec Lothaire. C'était l'Alsace-Lorraine de l'époque. Il est vrai que Nithard travaillait aux côtés du roi cadet pour un nouvel agencement de l'empire, alors que son père Angelbert, prêtre ardent et très doué, se battait aux côtés du roi père. Sans doute peut-on prêter à Lothaire une idée séculaire d'opposition Austrasie / Neustrie[6], partagée également par ses vieux conseillers, au nombre desquels se trouvait un Angelbert. Il y avait au moins dans les idées de Lothaire une visée impérialiste, une volonté de conserver ou de rechercher à tout prix l'hégémonie que détenait Charlemagne.

   Est-ce intentionnellement que Nithard fit refléter dans le texte des Serments le parler aux caractères composites du Nord et du Sud ? S'il en était ainsi, il faudrait dire que son dessein fut diaboliquement ingénieux, car la parole des Serments dut produire un effet magique sinon sur les Aquitains, du moins sur le contingent de provenance franco-provençale, qui n'était sûrement pas peu nombreux dans l'armée de Charles et même dans celle de Louis. La parole proférée par Louis le Germanique avait pour ambition certaine de faire admettre l'accord d'abord par les troupes franco-provençales qui se répartissaient probablement entre les trois rois, puis d'incorporer tôt ou tard leurs terres au seul royaume de Charles. À Lothaire, la parole en roman arracherait définitivement le contingent du Sud-Est pour l'attacher désormais à Charles. L'emploi du gallo-roman n'était donc pas autre chose qu'une manière de présenter sous une couverture objective et anodine le principe d'obédience linguistique: ceux qui faisaient du germanique un usage quotidien seraient du côté de Louis (pays d'obédience germanique) et ceux qui parlaient gallo-roman, du côté de Charles (pays d'obédience romane). Le mode d'expression primait la teneur. On n'aurait pas tort d'estimer que ce fut Nithard qui mena dans cette direction la chancellerie diplomatique. (À suivre) 



[1] Romania, I, 1872, p. 261.

[2] Revue des Langues Romanes, II, 1871, p. 118.

[3] Voir Les dialectes de France au moyen âge et aujourd'hui, Paris, 1972.

[4] Chacune d'entre elles avance de solides arguments, mais aucune n'est véritablement convaincante, voir P. Bec, op. cit., p. 39.

[5] L'évolution phonétique des parlers du Poitou. Paris, 1960; voir principalement la conclusion de cet ouvrage.

[6] Austrasie: Est et Sud, berceau des Carolingiens, elle comprenait l'Alsace; avec Metz pour capitale: lui furent joints le Limousin, L'auvergne et le Quercy; la Neustrie correspond au Nord de l'empire, avec Soissons et Paris; Charles avait acquis les appuis d'un certain nombre de Grands de Neustrie.

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