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Philologie d'Orient et d'Occident
8 septembre 2016

Les Serments de Strasbourg (3)

 Philologie d'Orient et d'Occident (Hors-série)

La naissance d'une langue nationale

Réflexions politico-linguistiques sur les Serments de Strasbourg (3)     Le 08/09  2016   Tokyo    Susumu K.

 

Qui est Nithard ?

    Né d'une fille de Charlemagne et d'un clerc de caractère ardent et très doué, disciple d'Alcuin, qui fut une des figures les plus étonnantes de la Renaissance carolingienne, il occupa une très haute position à la cour de Charles le Chauve. Ce conseiller de Charles et les trois fils de Louis le Pieux étaient donc tous des petits-fils de Charlemagne. Mais Nithard n'aimait pas Lothaire et il est difficile de savoir quelle fut l'exacte origine de son animosité à l'égard de ce dernier. Peut-être nourrissait-il à son endroit une très vieille rancune, liée à sa naissance, puisque la loi salique excluait les filles du droit de succession à la terre des ancêtres ? De toute façon, du vivant de Louis le Pieux, de nombreuses affaires opposaient Lothaire au fils préféré du roi. Louis le Germanique hésitait sur le parti à prendre. Nithard fut toujours du côté de Charles comme conseiller, parfois comme ambassadeur et enfin comme chroniqueur[1]

   Qui fit donc lire le plus ancien document écrit en «français» à Louis le Germanique, qui ne s'exprimait apparemment pas de façon naturelle en gallo-roman ? Qui fut surtout le rédacteur de la formule en français naissant, dont la teneur était la même que celle de la version en germanique, mais dont l'élaboration avait dû être plus délicate et plus difficile ? On ne peut pas affirmer que ce soit Nithard lui-même, conseiller du roi chargé d'enregistrer les Serments. Mais il nous est permis d'imaginer comme une évidence la présence de ce petit-fils de Charlemagne derrière les clercs qui étaient chargés d'élaborer les formules diplomatiques. Mais pourquoi ne choisit-il pas, pour noter les Serments, le germanique tout simplement, langue de la dynastie, ou bien le latin, langue de culture et langue, à l'époque, de communication intellectuelle à tous les niveaux, dont pareille occasion politique semblait imposer l'usage, et que d'ailleurs il utilisa pour rédiger ses Histoires ?

   Et pourquoi à ces langues auxquelles il pouvait légitimement penser pour les Serments avait-il préféré ainsi l'ancêtre du français, langue des vaincus, rejeton abâtardi du latin ?

   Comme on le sait, de nombreuses études sur la langue romane des Serments de Strasbourg ont été faites. Renée Balibar en donne un résumé, en présentant comme explication la plus vraisemblable la thèse de Gérard Hilty, selon laquelle, «le texte est un hybride provenant du croisement des traditions d'écritures de divers centres culturels et des traditions orales déjà passées par la bouche de gens plus ou moins instruits»[2]. Hilty précise qu'il s'agit de «la combinaison d'une tradition écrite préexistante (...) avec une variété particulière de langue parlée du Sud-Est et peut-être de l'Est en général»[3]. S'il en était vraiment ainsi, le texte en question serait non pas un enregistrement fidèle des serments échangés, mais une version modifiée par des rajouts ou par des omissions, transformée peut être postérieurement, en fonction d'arrière-pensées préméditées.

   On convient, en général, de la difficulté particulière qu'il y a à localiser tant dans le temps que dans l'espace les traits linguistiques du texte. Quelques-uns seraient de l'Ouest, d'autres de l'Est, d'autres encore d'un centre culturel du Nord. Il y en a aussi qui proviendraient de la graphie mérovingienne. Mais par la difficulté même qu'il y a pour identifier des éléments nettement marqués et par ces caractères linguistiques artificiels, voire neutres, le rédacteur de la formule ne visait-il pas à attirer le plus grand nombre d'auditeurs ou de lecteurs ? On peut penser que l'emploi de ce type de langue avait pour conséquence une meilleure adhésion à Charles de la part des gens qui faisaient du gallo-roman un usage quotidien. C'est précisément par ces caractères amorphes que cette langue pouvait se faire comprendre à une échelle plus vaste et plus large dans la Gaule romane. Avoir recours à elle, en un mot, revenait à rallier les hommes par un langage un peu factice, mais susceptible d'être compris par tous.

   Pour Nithard, qui avait sans doute déjà conçu l'idée de frontière linguistique, l'important était de doter le texte de ces caractères hybrides. (À suivre)



[1] De Dissensionibus filiorum Ludovici Pii ; l'original est perdu; nous possédons seulement la copie du Xe ou du XIe s. ; c'est là que figure le texte des Serments.

[2] Institution du français, Paris, PUF, 1985, p. 51.

[3] op. cit., p. 52.

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