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Philologie d'Orient et d'Occident
10 septembre 2016

Les serments de Strasbourg (5)

Philologie d'Orient et d'Occident (Hors-série)

La naissance d'une langue nationale

Réflexions politico-linguistiques sur les Serments de Strasbourg (5)    Le 10/09  2016   Tokyo   K.

 

Le partage territorial selon aires linguistiques

   Du point de vue politico-linguistique, il nous semble que la thèse poitevine manque un peu d'envergure, dans la mesure où le recours au poitevin n'aurait pas apporté grand-chose au territoire de Charles, car le Poitou n'était pas disputé à ce moment-là. Les revendications des Pépin sur l'Aquitaine étaient négligées par Louis le Pieux, donc illégitimes. De toute façon, il valait mieux feindre de les ignorer.

   Pour s'interroger, en fonction de critères politico-linguistiques, sur l'appartenance dialectale d'un texte diplomatique par excellence tel que les Serments de Strasbourg, il faudrait envisager une façon de voir permettant d'examiner non pas de quelle langue (ou de quel dialecte) il s'agissait, d'où provenait cette langue (ou ce dialecte), mais de quelle langue (ou de quel dialecte) on était appelé à se servir, et pour quelle raison on devait choisir ce dialecte.

   Louis n'a probablement pas eu à s'opposer à Charles, son frère, si celui-ci lui a proposé un principe qui était en quelque sorte celui de la frontière linguistique. Nous sommes ainsi conduit ensuite à supposer que, avec le consentement tacite (que ce fût de connivence, par inadvertance ou tout simplement par ignorance) de Louis et de ses hommes plutôt qu'en faisant accepter à Lothaire ce principe, Nithard essaya d'incorporer au territoire de son jeune souverain la région franco-provençale, qui appartenait alors à Lothaire, ou au moins qu'il voulut faire abandonner la souveraineté de ce dernier sur le sud-est de la Gaule.

   Ces desseins de Nithard n'ont pas été réalisés l'année suivante à l'occasion du traité de Verdun. Mais on peut voir dans le plan du nouveau partage de territoire effectué entre les deux frères restants, après la mort de Lothaire, par le traité de Meerssen, en 870, ce qu'étaient les intentions de Charles, l'attention qu'il accordait à ces questions et la mesure dans laquelle le dessein premier de Nithard, probablement relayé par quelques conseillers[1], continuait à se réaliser.

   Les deux idées directrices - établissement du principe d'obédience linguistique et exercice territoriale de ce dernier -, nées d'une conjoncture historique imminente, constituent une manifestation singulière du déclin du latin en même temps que de l'essor irrésistible des langues nationales.

   Dans ces conditions, ce principe, appliqué à l'Europe, composé de peuples parlant des langues diverses, où les frontières politiques ne correspondaient pas toujours à celles des aires linguistiques, servit de critère nouveau, évident et efficace. Les Français ont toujours excellé à tirer le meilleur parti d'une situation particulière et difficile et à en faire des généralisations admissibles par tous. L'idée de frontière linguistique - les Français sont ceux qui parlent français, la civilisation française est la civilisation du français - devint désormais un dogme national. La naissance de l'État français est ainsi fortement liée à l'idée d'une langue nationale. Perspicace, Nithard avait trouvé, dans la pénombre de l'histoire de France, le principe de la nation.

   Comme on le sait, Charles le Chauve devint le premier roi d'une France dont la frontière allait se modifier pour enfin correspondre au cadre de la France actuelle.

   Le destin de l'occitan, né avec des structures sensiblement différentes de celles du français, mais bientôt soumis à l'influence et à la progression de ce dernier, fut arrêté dans son extension presque définitivement à ce moment-là.  (À suivre)
 



[1] Cf. P. Zumthor, Charles le Chauve, Paris, Tallandier, 1981, p. 235: «... c'est Adon (de Vienne, évêque et historien) qui avait réveillé chez le roi un désir que celui-ci avait conçu jadis, vers 861, puis refoulé: le désir d'étendre sa domination en direction du sud-est».

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