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Philologie d'Orient et d'Occident
8 décembre 2015

Patrick Modiano (2)

Philologie d'Orient et d'Occident (339)

                                               Le 08/12/2015     Tokyo  K.

Amnésiques et squatteurs  -   Patrick Modiano (2)

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Shishi-mai Danse aux lions à Takayama (photo par K. avril 2015)

   Ce qui a failli me faire annuler un voyage en France n'est pas la catastrophe du 13 novembre, mais ce qui s'en est suivi, c'est-à-dire, l'état d'urgence décrété dans toute la France ainsi que l'intensification des bombardements. Ces moyens classiques ne donnent-ils pas l'impression bien archaïque, à l'encontre de la modernité de menaces d'outil internet des djihadistes? (À ce propos, voir l'article d'une extraordinaire lucidité de Christian Salmon: Après les attentats, changer d'imaginaire, Mediapart.fr, le 22 novembre, 2015).

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   Ces jours-ci, je me suis plongé dans la lecture de Modiano à qui je ne m'intéressais guère auparavant. Modiano, né en 1945, est pour moi un écrivain qui s'est consacré à reconstituer dans son imaginaire romanesque la vie de son père juif qui aurait vécu, tout en se débrouillant, des années sombres avant, pendant et après l'Occupation.

   Au cours de cette lecture modianesque, j'ai eu un courriel suivant de Lorgnon mélancolique (cf. billet 313) avec qui je peux discuter à loisir de Modiano.

    « ... j'avoue le lire de manière "addictive" car le malaise qu'il instaure chez le lecteur est proprement jouissif, et je ne résiste pas (c'est, je suppose, ce que recherchent les lecteurs de romans policiers - genre qui m'est parfaitement étranger par ailleurs). Ceci dit, Modiano est un écrivain à part entière (avec une œuvre respectable) qui justifie que l'université en fasse un sujet d'études ou de thèses.» - 

   «Rue des Boutiques obscures» (1978) est l'histoire d'un amnésique qui, toute la mémoire de son passé perdue, veut retrouver son identité antérieure. L'étrangeté du thème prive l'œuvre de tout soupçon d'humour ou de comique. C'est un peu dommage. C'était une époque de migrations de masse en Europe, un peu comparable à ce qui se passe actuellement, avec ceci de particulier : les résidents en France d'une nationalité étrangère (surtout ceux qui vivaient dans la capitale), toujours nombreux en France, et les juifs dont le père de Modiano, menacés soit d'arrestation soit de déportation, cherchaient à tout prix à échapper au danger en se dépouillant de leurs biens immobiliers. Le monde qu'il décrit est rempli de tout ce qu'il y avait de louche dans ce milieu cosmopolite et interlope. Pedro, le protagoniste, n'est pas Français, quoiqu'il soit parfaitement à l'aise dans le cadastre de Paris.

    Le narrateur de Rue des Boutiques obscures avait été piégé, lors des chambardements de la guerre, par un infâme passeur (il y en avait et il y en a toujours partout dans le monde). Au cours d'une traversée de la frontière en pleine neige entre la France et la Suisse, il a perdu sa conjointe, Denise, et lui-même s'est retrouvé amnésique.

   Le cas d'amnésie réapparaît dans un autre récit: Accident Nocturne (2003). La charpente de ces récits est difficile à reconstituer, parce que tirée par les cheveux. Se peut-il que, en oubliant tout son passé jusqu'à son propre nom, lui restent encore intactes toutes les notions de langue ainsi que de toponymie? L'amnésie ne se produit-elle pas conjointement avec l'aphasie?

   Émile Benveniste (1902-1976, cf. billet 332), un des plus grands linguistes du XXe siècle, finit sa vie, aphasique. La maladie s'abattit en 1970 sur ce grand savant juif, originaire de Syrie (Alep). Professeur au collège de France, déporté en Allemagne en 1940. Évadé, il se réfugie en Suisse jusqu'à la Libération. Célibataire toute sa vie, il aurait changé constamment d'hôtel, voire de domicile, comme s'il fuyait quelque chose. La vie de certains personnages de Modiano ainsi que celle de son père m'évoquent celle, très éloignée par ailleurs, de Benveniste. De tels cas n'auraient pas été rares à l'époque. 

  Dans un épisode de La Petite Bijou (2001), les parents d'une petite fille occupaient, lors de l'Occupation, sans droit ni titre, des logements abandonnés par les riches exilés à l'étranger. Ils étaient donc pionniers des futurs squatteurs (le terme serait apparu dans les années 60, emprunté à l'anglais: squat «occuper illégalement»). Entre les hommes poursuivis, parjures, coups tordus ou trahisons étaient monnaie courante. Les débrouillards seuls pouvaient survivre.

   Le monde romanesque de Modiano grouille de crapules. Cependant, par je ne sais quelle magie littéraire (narrative), Modiano a su transformer ces fripouilles en personnages anodins, en victimes de la situation qu'elles avaient été sans doute. (À suivre)

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