Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Philologie d'Orient et d'Occident
20 novembre 2017

De la négation (1)

Philologie d'Orient et d'Occident (390) Le 21/11/2017 Tokyo K.

  De la négation (1)

L'origine affirmative du négatif grec ο(1)

DSC_0256

Dernières fleurs d'été par Misao Wada (cousu main)

   (ἵπποι) Αἰακίδαο δαΐφρονος. οἳ δ᾽ ἀλεγεινοὶ / ἀνδράσι γε θνητοῖσι δαμήμεναι ἠδ᾽ ὀχέεσθαι / ἄλλ γ᾽ ἢ Ἀχιλῆϊ, τὸν ἀθανάτη τέκε μήτηρ.    (Iliade, X 402-404, XVII 76-78)    

  (Les chevaux) du vaillant Éacide ! Le malheur, c'est qu'ils sont pour de simples mortels, malaisés à dompter aussi bien qu'à conduire; Achille seul le peut, dont la mère est déesse (tr. Robert Flacelière, éd. de La Pléiade 1955)

   - - - - - -

   Le segment ἄλλῳ γ᾽ ἢ Ἀχιλῆϊ serait analysé littéralement, soit, ἄλλῳ γε (pour un autre du moins) ἢ Ἀχιλῆϊ (que pour Achille); soit ἄλλῳ γ᾽ ἢ (sauf pour un autre que) Ἀχιλῆϊ (pour Achille). De toute manière, les deux analyses nous mènent à la même conclusion: ils n’obéissent qu’à Achille, fils d’une immortelle. Attention au mot ἄλλος qui, flanqué par ἢ comparatif, peut rendre dans un contexte négatif (ici, c'est le cas) le sens restrictif: ne...que. Qu'en est-il dans d'autres traductions?

    sauf pour Achille, dont une immortelle est la mère. (Lasserre, GF 1965);

    si ce n’est par Achille, que mit au monde une mère immortelle. (Meunier, 1956);

    save only for Achilles, whom an immortal mother bare. (Murray, Loeb 1924);  

    par aucun homme mortel, autre qu’Akhilleus. (Leconte de Lisle, 1870)

   Parmi ces traductions, celle, un peu lourde mais textuelle de Leconte de Lisle, seule, met en évidence le datif ἄλλῳ. Ce qui signifierait que ἄλλῳ γ᾽ ἢ  est une locution déjà figée pour "sauf, sinon, excepté". Selon le lexicologue italien Franco Montanari (Dictionary of Ancient Greek 2015), ἀλλ᾽ ἤ veut dire simplement "unless" (sinon). 

   Ce n'est pas ἄλλος qui nous intéresse mais ἤ. Selon Chantraine (Dictionnaire étymologique de la langue grecque 1980), le comparatif ἤ "ou bien, que", qui a pour fonction d'introduire le complément du comparatif (Ἀχιλῆϊ en l'occurrence), est issu de la particule affirmative ἦ "vraiment, certes", qui, suivie de l'enclitique disjonctif ϝe, cf. lat. -ue, fait ἤέ = ἤ. Pour l'origine de ἦ, Chantraine se contente de noter: Ignorée. Peut être identique à l'interjection .

   Le comparatif ἤ, l'affirmatif ἦ ainsi que le déictique interjectif ἤ, aussi dissemblables qu'ils paraissent, ne sont pas situés loin l'un de l'autre. La corrélation sémantique et formelle des mots déictiques anglais: the, that et than (d'origine commune avec then < the) aura fait état de la nature du lien qui les relie. Le comparatif than est ainsi lié avec le pronominal that "cela" (< tat skr.).

   En français, l'affirmatif certes (oui) peut être à la fois un négatif certes (non). Le négatif sanskrit "non, ne ... pas" est la conséquence d'un parcours inattendu. Macdonell, dans son Dictionnaire sanskrit (Oxford 1924), suppose que, par l'impossibilité métrique de s'unir avec le mot, le négatif pouvait être originellement affirmatif (= ναί). Répété, implique une très forte affirmation; exceptionnellement une négation renforcée. L'itinéraire de l'affirmatif au négatif aura donc été le suivant:

    1)  vraiment, certes, exactement, ...   affirmation

    2)  pas exactement, presque, (tout) comme, ...   stade skr. va "comme"

    3)  couci-couça, ou, ...  stade mycénien ou "autrement", skr. "ou"

    4)  presque pas  ...  négation partielle

    5)  du tout  ...  négation complète

   comparatif se situe dans ce schéma au stade 2, le négatif au 4 ou au 5. Dans une phrase sanskrite: gāuró tṛshitáḥ pibati "il boit comme un taureau assoiffé", l'emploi du négatif ná est généralement expliqué comme une modification ou adaptation de la négation: n'étant pas un taureau assoiffé, il boit tout comme. (cf. Whitney, Sanskrit Grammar, 2e édition 1889, p. 413). Notre schéma permet d'éviter la torsion logique par l'interprétation plus élégante: Comme un taureau assoiffé, il boit.

   «Il est remarquable que le grec (...) ne conserve aucune trace de la phrase i.-e. *ne, cf. skr. ná, v. sl. ne, lit. ne, got. ni, irl. ni, lat. ne et non. Le renouvellement de la négation comme outil grammatical exposé à s'user n'étonne pas. Mais l'étymologie de οὐ reste obscure.» (Chantraine, Dictionnaire étymologique)

   Ce petit essai nous permettra-t-il de proposer l'étymologie de la négation grecque οὐ? Elle suppose à l'origine une particule telle -ve lat. (ou skr.) "ou, ou bien". ἤέ est comme ná répété qui exprime selon Macdonell une forte affirmation en sanskrit. (À suivre)  

    - - - - - -

   Jean-Pierre Levet (cf. billet 366): Le problème de l'origine de la négation οὐ n'a pas été résolu par Pierre Chantraine ni par Beekes. Je serais tenté, pour οὐ, de partir d'une agglutination de particules *H1o-w affirmative (laryngale H1o affirmative disjonctive, w forme avocalique; voir latin -ve, grec ê-we), ce qui entre dans les cinq stades d'évolution que tu as définis. La voie que tu ouvres est donc très intéressante, elle suppose que les deux na [négative et affirmative ] du sanskrit (Mayrhofer 2, pages 120-121) ont même origine. 

   *H1: laryngale à coloration vocalique E

 

Publicité
Publicité
Commentaires
Philologie d'Orient et d'Occident
Publicité
Archives
Publicité