Philologie d'Orient et d'Occident (490) : le 25/12, 21 Tokyo, S. Kudo
Accusatif ou datif ? Interprétation du chant Iliade 22, v. 326 et du 13, v. 80
(Pour faciliter la lecture, une revue du billet 489 est souhaitée)
Temple Shintoïste Hikawa (Shibuya-ku, Tokyo, photo par S. K.)
J.-P. Levet : J’ai longuement réfléchi au problème posé par 22. 326. Un certain nombre de traductions anciennes ou contemporaines que tu as citées s’éloignent beaucoup du texte grec et d’une interprétation grammaticalement rigoureuse du texte sans doute pour éluder ou pour contourner une difficulté qui est bien réelle. La traduction de 13. 80 ne pose aucun problème : le verbe représenté par μεμαῶτι y signifie « être plein d’ardeur ». Lorsqu’il est pourvu d’un complément, il faut le rendre par « s’élancer avec ardeur ». Le vers 13. 80 ne décrit pas une scène de combat. Il évoque le comportement habituel du Priamide Hector et ne peut donc vouloir dire que « plein d’ardeur ». Quant à l’infinitif μάχεσθαι, il doit être rattaché au verbe μενοινώω et non pas au participe μεμαῶτι, sinon le texte n’exprimerait pas ce que désire faire Ajax.
Revenons au mot à mot de 22. 326. Le verbe ἐλαύνω (aoriste ἔλασα) signifie « lancer », par exemple une pique ἐγχος, accusatif, ou « frapper ». Le datif (ἔγχει) nous oblige à choisir cette acceptation. La construction étant transitive (« frapper quelqu’un », on attend la présence d’un accusatif complément d’objet direct, ce qui conduit à préférer l’accusatif μεμαῶτα à un datif de forme μεμαῶτι, auquel j’ai été tenté de penser dans un premier temps après la séquence ἐπὶ Ϝοῖ (avec Ϝοῖ renvoyant alors à Hector). Si on lit μεμαῶτα, ἐπὶ Ϝοῖ renvoie à Achille (qui frappe Hector s’avançant impétueusement vers lui). C’est donc finalement le datif ἔγχει qui indique la solution que j’ai retenue. Je propose donc la traduction ainsi : le divin Achille avec sa lance le (Hector) frappa, lui s’avançait avec ardeur μεμαῶτ(α) contre lui (Achille) (ἐπὶ Ϝοῖ). Dans sa Grammaire Homérique (I, p. 86), P. Chantraine évoque l’élision, qualifiée de « rare », d’un iota. Il en cite tous les exemples homériques sans faire figurer dans sa liste 22. 326, ce qui laisse supposer qu’il lisait bien le vers avec l’accusatif μεμαῶτα.
… … …
S. Kudo : Ton raisonnement pour μεμαῶτα (accusatif) est bien conséquent. Je te remercie bien vivement. Sur cette question, les avis de nos membres du groupe homérique du zoom sabbatique se partagent. Les uns (Mme Asakura et M. Ikuta) sont comme toi pour l’accusatif. D’autres (dont M. Endô qui raisonne sur ἐπὶ Ϝοῖ [= Hector], et moi-même) sont pour μεμαῶτι (datif). Ayant publié le billet 489, je me suis mis du côté datif. La plupart des traducteurs modernes interprètent ce passage comme le datif. Ainsi, nos discussions pourront se poursuivre. Tes conseils pertinents vivifient et animent nos discussions.
... ... ...
Michel Bréal affirmait, dans son Essai de Sémantique (chap. XX, 1898), que les verbes intransitifs n’étaient pas à même de s’attribuer la force transitive sur leur compte. Les verbes : eo, eimi, √gam «aller» dans les formules : Romam eo « je vais à Rome », pólin eimi « je vais en ville », vanam gacchati « il/elle va dans la forêt » en sanskrit védique, ne renfermaient pas en eux-mêmes la transitivité. Ce sont les nominaux à l’accusatif : Romam, pólin et vanam qui accordaient au verbe la force transitive. Le verbe intransitif ou moyen n’était pas en état d’exiger seul de compléments d’objet direct (à l’accusatif), voire, il ne disposait pas, seul, de la force de régir les nominaux. La transitivité des verbes n’était-elle pas un phénomène postérieur ? À quel moment, dans l’histoire du grec, était apparu le verbe grammaticalement bien transitif ?
Tu cites le verbe ἐλαύνω « pousser, diriger » dans la construction transitive. Tous les verbes transitifs, intransitifs et moyens dictionnaires grecs sont distingués et classés dans les dictionnaires, il est donc tout à fait normal de raisonner à partir de ces données.
Cependant, au temps des aèdes, ἐλαύνω « pousser, diriger » était-il un verbe bien transitif ? À l’époque, les verbes étaient-ils bien perçus, classés, entre transitifs, intransitifs et moyens ?
Je souhaite que les discussions puissent se poursuivre à l’année prochaine.
(À suivre)