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Philologie d'Orient et d'Occident
28 août 2017

Un tour de l'Ouest de la France (9)

Philologie d'Orient et d'Occident (384)  Le 29/08/2017  Tokyo K.

  Un tour de l'Ouest de la France (9) :

La France monstrueuse en Orient

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Trois fioles de parfum par Misao Wada (cousu main)

 

   Ma Sœur aux yeux d'Asie (1982) de Michel Ragon (cf. billet 383) est un roman qui relie deux périodes fort différentes: celle du père du jeune narrateur passée à la coloniale dans les années 1910 et celle du narrateur, de l'Occupation allemande et du gouvernement de Vichy. En 1940, le récit commence dans une ville aux confins sud de la Vendée, refuge de l'adolescent qui partage avec sa sœur "aux yeux d'Asie" la lecture passionnante d'un amas des lettres qu'un soldat français en Indochine (il s'agit de leur père) avait fait parvenir à leurs tante et oncle en métropole.

   Dans ce roman, trois mots annamites (vietnamiens) passés dans la langue française me donnent envie d'en rechercher l'étymologie: cagna "maison", congaï "concubine" et Fankouaï "Français, diables de l'Ouest". Ce dernier mot Fankouai, déjà expliqué à tort ou à raison par le caporal Caï (cf. billet 383), étudions tout d'abord cagna et congaï.

   - - - - - -

   L'adjudant Morisseau n'était pas seulement saoul d'alcool. Il entraîna un soir notre père dans une petite cagna, isolée sous les palmes. Une congaï aux dents noires les reçut, qui parlait français. L'adjudant Morisseau l'appelait Bernadette. Bernadette, annamite, avait appris le français à la Sainte-Enfance de Saigon, maison de religieuses recueillant les métis de femmes indigènes et de soldats de la coloniale (Ma Sœur aux yeux d'Asie, éd. Omnibus, 2005. p. 959).

   Le mot cagna est expliqué dans le Petit Robert (éd. 1977): n.f. (1883; annamite kai-nhà « la maison »). Arg. milit. Abri militaire. - Par ext. Cabane, cahute.

   Selon l'excellent Dictionnaire annamite-français (en ligne) de Jean Bonet,1899, le mot "cagna" signifie en tonkinois "petite maison, paillote". Il est analysé dans deux caractères chinois: 丐 (cái) 茹 (nhà) > 丐茹, transcrit en alphabet cagna (le père du narrateur l'écrit canha, à la manière annamite - ibid. p. 908). Ici, le second élément 茹 (nhà) seul veut dire l'essentiel: "maison, demeure; famille, dynastie", le premier n'étant qu'un démonstratif hypocoristique. D'où, pour 丐茹 cagna, "petite maison, paillote".

   D'autre part, le mot 丐 (cái), selon Jean Bonet, peut également signifier "prier, solliciter, demander": d'où 丐子 (cái-tsï), mendiant. Le nom du caporal Caï pourrait être en rapport avec le diminutif démonstratif cái. Le signe 女 (nû') "femme" apposé au mot 丐 (cái), l'ensemble signifie toujours "femme, jeune femme". Congaï est analysé en 昆 (con "diminutif") + 丐 (gái "jeune femme"). Il n'a donc pas la connotation peu glorieuse de "concubine" mais signifie tout simplement "jeune femme".

   Mais la réputation de vivre en concubinage avec les militaires Fankouaï est telle que, le sens du terme congaï se dégradant, les femmes normalement honorables ne sont maintenant que l'objet de mépris ou de haine pour les indépendantistes indochinois, appelés «pirates» par les francophones. Le colonialisme, autant que l'esclavage, est un système d'exploitation du sexe faible. Le père du narrateur, sous-off, pourrait maintenant s'acheter une congaï s'il voulait se mettre en ménage, au lieu de se contenter des virées de luxe dans les bordels japonais (ibid. p. 924).

   L'auteur du présent article, Japonais insuffisamment instruit, imagina que Fankouaï, analysable en fan-kouaï, ne pourrait être qu'une déformation du mot chinois 仏国(futsu "bouddha" kwoku "pays"), car tel est le signe utilisé au Japon pour désigner France, rendu Furans(u) ou F(r)ans(u) (en japonais, la consonne instable r peut être épenthétique ou caduque). Autre hypothèse, 仏怪, c'est-à-dire, fu(tsu) + kuai "monstrueux".

   Or, en chinois, la France se dit non pas 仏国, mais 法国 fa "loi"- kuo "pays", actuellement Fă-guó. Les trois nations (annamite, chinoise et japonaise) ont eu longtemps en commun les idéogrammes chinois comme moyens de transcription de leur langue. Mais la langue annamite est beaucoup plus proche du chinois que du japonais.

   En annamite, France s'écrit également 法国, tout en se prononçant pháp quòc. Jean Bonet commente, un peu fier: Dai (大"grand") pháp quòc: grande puissance; expression officielle employée par les Chinois et les Annamites pour désigner la nation française.

   Fankouaï en Indochine est-il donc une déformation de 法国 pháp quòc "pays des lois"? Ou serait-ce  plutôt 法怪 fa-kuai "France monstrueuse"?  (À suivre)

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