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Philologie d'Orient et d'Occident
2 février 2016

L'optatif, mode d'emploi

Philologie d'Orient et d'Occident (343)

L'optatif, mode d'emploi      Le 02/02/2016     Tokyo  K.

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Melons d'hiver par Misao Wada (cousu main) 

   Les Grecs anciens pensaient, selon Michel Bréal (Essai de sémantique1897, Genève, Slatkine Reprints, réimpression de l'édition 1924, p. 342), que le verbe était une partie du discours dépourvue de cas, ayant des formes spéciales pour marquer le temps, la voix [...], les personnes ainsi que les dispositions de l'âme (διαθέσεις τῆς ψυχῆς), c.-à-d., modes.

   Ces modes répartis en deux catégories: l'un pour le commandement, l'autre pour l'exécution, Bréal répertorie dans le groupe commandement trois modes subjectifs: impératif, subjonctif et optatif. La langue la plus riche dans l'idée de commandement est le sanskrit, qui dispose, en dehors de l'optatif et de l'impératif, du précatif, du désidératif ou de l'injonctif. Toutes les langues archaïques donnaient dans la subjectivité.  

   Essayons d'envisager d'un tout autre point de vue cette richesse de langue. Il s'agit de l'exhortation d'Ajax à la fin du chant XV (Iliade, éd. Alexis Pierron 1869).

     Ἠέ τινάς φαμεν εἶναι ἀοσσητῆρας ὀπίσσω,             (v. 735)

     ἠέ τι τεῖχος ἄρειον, ὅ κ᾽ ἀνδράσι λοιγὸν ἀμύναι;

     οὐ μέν τι σχεδόν ἐστι πόλις πύργοις ἀραρυῖα,

     ᾗ κ᾽ ἀπαμυναίμεσθ᾽ ἑτεραλκέα δῆμον ἔχοντες·         (v. 738)

   (Croyons-nous voir ou bien quelques défenseurs être derrière, / ou quelque mur plus solide qui pourrait éviter aux hommes le malheur? / Aucune ville munie de tours n'est à proximité, / dans laquelle, nous pourrions nous défendre, ayant un peuple nous permettant de redresser la situation.  tr. K.)

   Intrigué par la forme ἀμύναι (v. 736), je me suis permis de demander l'avis de Jean-Pierre Levet (cf. billet 342):

   «Je suis dans l'incapacité de m'expliquer ἀμύναι. La forme ἀμύναι semble être, à l'instar de ἀπαμυναίμεσθα (v. 738), à l'aoriste optatif (= ἀμύνειε). Tu veux m'expliquer laquelle des deux: ἀμύναι / ἀμύνειε, est la plus archaïque? Et quel est l'itinéraire phonétique qui mène de l'une à l'autre?»  

   Sa réponse est détaillée.

   L’aoriste du verbe amunô est un aoriste sigmatique, qui repose sur *amunsa, avec le traitement phonétique normal de la séquence intervocalique *-ns- avec sifflante ancienne : il s’est d’abord produit une métathèse consonantique *-sn-, puis, entre deux phonèmes sonores, la voyelle et n, la sifflante s’est sonorisée, est devenue un souffle sonore, dont la disparition complète a entraîné un allongement compensatoire de la voyelle précédente (le u est devenu long). L’optatif athématique (catégorie dont relève l’aoriste sigmatique) est caractérisé par un morphème indo-européen alternant *-yeh1 (d’ou en grec) aux trois personnes du singulier, *yh1 au pluriel, d’où ī en grec. Le paradigme entier du grec a été remodelé, pour ce qui est de l’aoriste sigmatique, à partir du pluriel, d’où une caractéristique *sa+ī, devenue sa+ǐ puisque le grec ignore l’existence de diphtongues à second élément long. Dans le cas de l’aoriste du verbe amunô, cette caractéristique a subi le traitement indiqué plus haut, d’où, à la troisième personne du singulier, amunai (<*amunsait) après disparition phonétique (chute d’une occlusive en finale absolue) de la désinence secondaire *-t. Amunai est donc bien un optatif associé, au vers 736, à la particule k(e) : «un mur qui pourrait écarter des combattants le malheur…».

   La conjugaison de l’optatif aoriste sigmatique contient à la fois des formes telles que celles que nous venons d’expliquer et des formes caractérisées par un morphème ei et qualifiées par les grammairiens anciens d’éoliennes, sans raison valable. L’origine du morphème est inconnue, faute de base comparative. Voici la moins mauvaise explication : le morphème sigmatique (*s), à l’indicatif, est devenu sa en grec à partir de la première personne du singulier (type elusa) où a représente le produit de la désinence secondaire m voyelle, cette voyelle a ayant eu pour fonction d’éviter des accidents phonétiques devant les désinences à initiale consonantique (elusas, elusamen, elusate etc. aoriste du verbe luô). À la troisième personne du singulier, cette voyelle ne s’est pas étendue, puisque la désinence était *e, ancienne désinence indo-européenne présente également au parfait (grec *-k-e, sanskrit a dans, par exemple veda «il connut»). Or, après la chute de la désinence secondaire *–t de 3ème personne, dans les aoristes thématiques, type elipe, sanskrit aricat, le finale de la 3ème personne est devenue également e en grec (il s’agit de la voyelle thématique). Les Grecs ont donc pu comprendre par confusion que e était la caractéristique de la 3ème personne du singulier des aoristes, en particulier sigmatiques. Dès lors, sur le modèle de sai, ils auraient pu imaginer une caractéristique sei de l’optatif aoriste et la pourvoir secondairement de l’adjonction de la désinence e, d’où seie et refaire une partie du paradigme à partir de là (lusais et luseias, luseie et lusai, luseian et lusaien). Mais comme tu le constates, cela est hypothétique et d’autres explications, moins vraisemblables, ont également été proposées. Ce qui est certain, c’est que amunai et amuneie, en ce qui concerne la marque de l’optatif (sai et sei), ne sont pas liées par une évolution phonétique.

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   Que de savoir supérieur pour arriver à cette leçon ! Que cette science admirable se perpétue et ne soit pas interrompue !  (À suivre)

 

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