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Philologie d'Orient et d'Occident
19 janvier 2016

La crainte des dieux (2)

Philologie d'Orient et d'Occident (342)

Αἰδώς et Νέμεσις - La crainte des dieux (2)     Le 19/01/2016  Tokyo  K.

001117

Radis rose par Misao Wada (cousu main)

   Dans notre cercle de lecture homérique du 9 janvier 2016 (Iliade, chant XV), le sens d'un petit mot a été l'objet de discussion. Il s'agit de δέος que presque tous les traducteurs contemporains rendent vaguement par «la crainte, la peur». Dans un combat contre les Troyens victorieux, dirigés par Hector favorisé par Zeus, les Achéens, le dos à la mer, au bord de la débâcle autour de leurs vaisseaux, font d'ultimes efforts pour se regrouper en formation de bataille et défendre leurs tentes.

       ...  ...,  αὐτοῦ δὲ παρὰ κλισίῃσιν ἔμειναν                           656

       ἀθρόοι, οὐδ᾽ ἐκέδασθεν ἀνὰ στρατόν· ἴσχε γὰρ αἰδὼς         657

       καὶ δέος·  ἀζηχὲς γὰρ ὁμόκλεον ἀλλήλοισιν.                      658

   Les Achéens, de quoi ont-ils honte? Qu'est-ce qu'ils craignent ou de quoi ont-ils peur? Tels étaient nos sujets de réflexion. Pour le mot αἰδώς (honte, honneur), nous croyons avoir trouvé une solution dans mon billet du 24/11/2015, c.-à-d., plutôt que de la honte proprement dite, il s'agit du sentiment de respect devant un dieu ou un supérieur; le sentiment de respect humain qui interdit à l'homme la lâcheté, enfin, l'honneur mêlé de la crainte de blâmes d'autrui. Se ficher dans le cœur le sentiment αἰδώς aurait été la première obligation des héros homériques. C'est sur le mot αἰδώς [et δέος] que je me suis permis de solliciter l'avis de mon illustre ami helléniste comparatiste Jean-Pierre Levet (cf. billet 301): ne pourrait-on pas supposer pour le mot δέος le sens non pas de la peur d'être tué dans des combats imminents mais de la peur d'être blâmé par autrui, en cas d'un refus de combat, d'une fuite ou d'une lâcheté quelconque? Si c'était le cas, les deux mots αἰδώς et δέος ne seraient-ils pas ici presque synonymes? Mon ami m'explique: αἰδώς voudrait plutôt dire ici, non pas la honte, sens adopté généralement par les traducteurs, mais l'honneur. Pour δέος, ce serait un sentiment incertain et ambivalent de doute et d'appréhension de ce qui va bientôt leur arriver: se faire tuer en afffrontant les ennemis, ou, s'exposer au blâme en les fuyant.

   Ma traduction sera donc: là, près des tentes ils (les Achéens) restèrent (656) serrés, ne se dispersèrent pas à travers l'armée; les retenait l'honneur (657) ainsi que la peur; ils s'excitaient sans cesse les uns les autres par des cris (658).

   À ce δέος, peur ambivalente, pourrait être lié le nom d'action νέμεσις «blâme collectif», associé avec une valeur sociale et objective à αἰδώς qui est subjectif (Chantraine: Dictionnaire étymologique). À ces trois mots: αἰδώς, νέμεσις et δέος de l'époque homérique, on peut supposer comme dénominateur commun l'idée du divin, du sacré ou du sublime. L'idée de la crainte, intériorisée et subjective par rapport à νέμεσις extériorisé et objectif, de s'exposer au blâme divin me semble avoir tout spécialement marqué αἰδώς «honte = honneur», qui ne peut subsister sans sollicitations incessantes de la conscience intègre.

   Dans ses Travaux et les jours, Hésiode fait de ces deux vertus homériques deux déesses: Conscience et Vergogne selon la terminologie de Paul Mazon.

    ἀθανάτων μετὰ φῦλον ἴτον προλιπόντ᾽ ἀνθρώπους 199 (Vers la tribu des Immortels, s'en iront ensemble, abandonnant les hommes) Αἰδὼς καὶ Νέμεσις. τὰ δέ λείψεται αλγεα λυγρὰ 200 (Aidôs et Nemesis. De tristes souffrances seront laissées) θνητοῖς ἀνθρώποισι. καλοῦ δ᾽οὐκ ἔσσεται ἀλκή. 201 (Aux hommes mortels. Contre le mal il n'y aura pas de remède)

   Conscience et Vergogne, délaissant les hommes, monteront vers les Éternels. De tristes souffrances resteront seules aux mortels: contre le mal il ne sera point de recours. (les Belles Lettres, 1960, p. 93).

   Αἰδώς parti ainsi que Νέμεσις, seul Δέος étriqué est laissé aux hommes. Selon Mazon, les deux premiers «sont les deux seuls freins qui puissent arrêter les passions humaines. S'ils disparaissent, elles se donneront libre cours.» (ibid.). Ainsi se perpétue jusqu'à présent l'âge du fer, où, finalement, le dieu se trouve traqué comme un vulgaire assassin avec kalachnikov en bandoulière (cf. Charlie Hebdo, le 6/01, 2016). (À suivre)  

   (La leçon de Jean-Pierre Levet sur la forme verbale ἴτον est la suivante):

  «Ton étude me paraît excellente. Je comprends ton hésitation à propos de la traduction de iton. Il s'agit du duel du verbe eimi "aller". Cette forme, eimi, est, à l'origine, un présent (comme en sanskrit où emi a le même étymon indo-européen, *h1ey-mi). Mais en grec eimi est entré très tôt, comme futur, en concurrence dialectalement avec eleusomai, dans le système à supplétisme du verbe erkhomai. Il faut donc traduire ainsi le texte d'Hésiode: "Aidôs et Nemesis, abandonnant toutes les deux (je rends ainsi le duel proliponte) les hommes, s'en iront ensemble (le duel iton) vers la tribu des Immortels". La discussion concernant aidôs et deos est très intéressante. Elle conduit au cœur de la psychologie et de l'éthique des Grecs de l'époque d'Homère et d'Hésiode. Le départ d'Aidôs et de Nemesis signifie, chez Hésiode, la fin définitive de la civilisation.»

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