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Philologie d'Orient et d'Occident
22 novembre 2011

De l'écriture de l'histoire à l'écriture littéraire (8)

Philologie d'Orient et d'Occident (152)
                                       Le 22/11/2011,  Tokyo      k.
De l'écriture de l'histoire à l'écriture littéraire (8)
 Le japonais bifrons 



     L'écriture kanji est-elle un système incapable de rendre les douleurs morales ou les sentiments profonds de l'âme (cf. billet 151) ? Oui, pour ceux qui ne connaissent qu'imparfaitement la langue ou pour ceux qui l'ont apprise qu'en écriture. Sensibles seulement aux idées mais insensibles aux sons, ces gens sont incapables de réaliser dans quel état d'ignorance ils se trouvent, dans quelle insondable méconnaissance de la langue fine et subtile qu'est le chinois.

     Il y avait ceux qui, tels les fonctionnaires de l'époque Heian, élevés dans une ambiance langagière autre que la chinoise (il s'agit de la langue japonaise), avaient appris le chinois, langue d'intellectuels et de fonctionnaires de l'époque. Ils se servaient quotidiennement de kanji pour faire honneur à leurs obligations professionnelles qui nécessitaient le savoir-faire de l'écriture. Dans l'empire nippon, les formules de bureaucratie se sont construites et énoncées, longtemps et jusque vers le début du 20e siècle, par le biais d'écriture en kan-bun (lettres chinoises).

     L'étude des kan-bun étant uniquement réservée aux hommes, le langage officiel (ou parfois privé) des hommes de profession était fortement marqué par des expressions ou tournures chinoises. L'écho de ce double dualisme du japonais, concrétisé et persistant dans la double opposition : chinois / japonais et hommes / femmes, se fait entendre encore aujourd'hui, bien qu'il se laisse diluer dans le flux d'apports des éléments extérieurs en langues occidentales et dans la démocratisation qui avance à un rythme de plus en plus effréné.

     On peut supposer qu'au 10e siècle, les hommes de culture ou de profession, parfaits  connaisseurs des kanji mais séparés de contacts réels avec la vraie langue (abolition des missions d'ambassade pour la Chine en 894, cf. billet 147), éprouvaient sinon des difficultés au moins quelque gêne pour noter ce qui était du ressort privé, c'est-à-dire, ce qui n'était pas dans leur fonction de routine.

     Ce qui était alors nécessaire dans une communication orale, ce n'était pas la qualité des méditations qui précédaient la parole mais le talent à riposter du tac au tac, sans réflexion préalable. Ce qu'exprimait de façon naturelle la parole en japonais, même s'il s'agissait d'images faciles à cerner dans des notions universelles, pouvait ne pas s'énoncer clairement en idéogrammes alourdis d'idées. En effet, les mots sont surtout vivants là où ils sont en usage, oralement, soutenus non seulement par les sens mais aussi par les sons. Le système kana, cet ensemble de signes phonétiques, allégés d'idées, excellait à rendre l'élément essentiel de la langue (japonaise) qui ne pouvait s'exprimer qu'assez difficilement en idéogrammes.

     Le yamato-uta (= le waka) était une forme prête à rendre cette part sensible, fragile et fugitive de la langue. Dès l'origine, le waka était un moyen de contact intime, qui servait souvent dans les missives privées, plutôt qu'un grand moyen de la communication publique.

     Où en était donc notre Ki-no Tsurayuki, grand maître en waka, qui a tenu, pour la première fois dans l'histoire littéraire du Japon, un journal en kana au lieu de kanji ?

    Il est indéniable que ce grand maître en yamato-uta, dont la plupart étaient publiés dès son époque en kana, était également très fort en kan-bun (lettres chinoises), donc en kara-uta. Ôoka Makoto (1931- ), pontife de la poésie moderne, dit que Ki-no Tsurayuki fut nommé en 905, c'est-à-dire, l'année de l'édit impérial pour la rédaction du Kokin-shû (cf. billet 149), mifumi-dokoro-no azukari 御書所預 bibliothécaire de l'empire (Ki-no Tsurayuki, Tokyo, Tchikuma-Shobô, 1971, p. 147).
 
     Mezaki Tokue (1921-2000), spécialiste de la littérature de l'époque Heian, suppose que la date de sa nomination comme documentaliste impérial n'était pas 905 mais 901, l'année de la disgrâce de Mitchizane, (Ki-no Tsurayuki,Tokyo,Yoshikawa-Kôbun-kan, 1961, p. 49). 1l importe peu de savoir l'écart d'estimation entre les deux auteurs concernant la date de nomination. L'important est que le premier utilisateur officiel de kana était le mieux qualifié pour accéder à ce poste nécessitant une connaissance exceptionnelle des lettres chinoises. (À suivre).   

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