Philologie d'Orient et d'Occident (218)
Le 12/03/2013, Tokyo K.
Yoshimoto Ryûmei, philosophe de la langue (1)
Tournesol par Misao Wada
«Que le japonais soit ce qu'on appelle la langue classique ou la langue moderne, représentée phonétiquement et idéologiquement en écriture au moyen des idéogrammes chinois, depuis la dynastie de Nara, n'existe-t-il pas d'autres sons et sens qui débordent les cadres du japonais ?» (Bokéi-ron, «Sur la matrice», Tokyo, Gakken, 1995)
Voici ce que s'est demandé Yoshimoto Ryûmei (1924-2012), penseur qui jouissait d'une grande popularité parmi les jeunes intellectuels de gauche du milieu des années 60 jusqu'à sa mort. Non universitaire, il fut longtemps un chouchou des media japonais, quoique sa réputation de philosophe combattant se soit soudain ternie dans l'ambiance anti-nucléaire générale après la catastrophe du 11 mars 2011 (cf. billets 113, 114).
Dans un de mes livres (Koe 声 «La voix», Tokyo, Hakusuisha, 1998, p. 258), je me suis précipité sur cette phrase de Yoshimoto qui semblait bien illustrer la position des dialectes du sud (ryûkyû) (cf. billets 33-46) et du nord (tôhoku) qui dépassaient souvent les cadres du japonais.
Avec la phrase, Yoshimoto laisse passer cependant de façon un peu désinvolte tous les problèmes que comporte la transcription du japonais par les idéogrammes chinois. Les kanji occultent plus qu'ils font découvrir. Ils déforment plus qu'ils reflètent. Je crois avoir démontré dans mes billets précédents (surtout le billet 216) que le mont Shira-yama, lecture antérieure à la chinoise Hakusan 白山 (白 blanc 山 mont), ne pouvait signifier ce que représente actuellement le chinois Hakusan 白山, c'est-à-dire, Mont-Blanc. Le sens «Mont (en) pente» pour 白山, certes osé, n'en exclut pas moins l'éventualité. Le vieux village Shira-kawa 白川, situé sur le flanc est de Shira-yama, ne signifie-t-elle pas à l'origine non pas «rivière blanche» mais «vallée en pente»?
Le département du nord de l'archipel, Akita, mon pays natal, se rend en kanji 秋田 (anciennement 飽田) 秋 automne 田 rizière. Les idéogrammes peuvent donner au nom de lieu obscur (aïnou?) 秋田 un sens trop clair, donc, faux. Notre canton Kazuno (cf. billet 215), est représenté en kanji 鹿角 (ka 鹿 cerf tsuno 角 bois). Adolescent, j'imaginais, sans l'avoir vu à vol d'oiseau, que le canton était nommé ainsi puisque de nombreux cours d'eau le parcouraient en un réseau ressemblant à un bois du cerf. Or il n'en était rien. Autrefois appelé Kuzu-no 葛野 (kuzu 葛 «fougères» no 野 «pré»), il n'était que «pré aux fougères».
La langue du grand empire de Chine était dotée d'un riche vocabulaire et d'une écriture efficace, représentant les sons et les sens. L'analyse phonologique dont est capable le kanji était trop sophistiquée pour la langue rudimentaire qu'était le japonais de l'époque (cf. billets 164, 165, 166). La transmission du japonais en kanji ne fut donc pas une simple transcription mais une grande transformation de la langue.
Un nom de lieu très répandu à l'est de l'archipel: Hanawa 塙, constitué de deux composants: 土 «terre, motte» et 高 «haut», était un vieux nom commun signifiant «hauteur, promontoire» (cf. billet 2). Le sens en étant perdu, on le rend partout par un kanji homophone Hana-wa 花輪, qui est le signe de «botte de fleurs, guirlande», car hana 花 signifie «fleurs», wa 輪 «cercle, roue, botte».
L'écriture kanji put affecter même la coupure syllabique. Ka-zuno 鹿角 perdit de vue l'ancienne composition kuzu-no 葛野. Lorsque l'écriture kanji servait à transcrire une langue sans écriture (c'est le cas de la nôtre avant le Ve siècle), elle exerça une telle emprise sur la langue que cette dernière en sortit grandement défigurée. La métamorphose n'était pas comparable à celle des langues où est employé l'alphabet, écriture phonétique.
L'idée de la langue japonaise (classique ou moderne), représentée à partir d'un certain moment en écriture chinoise, connote donc plusieurs phases de transformation de la langue. L'intervention des idéogrammes chinois était de taille dans le processus d'évolution du japonais. Avant que s'établisse en écriture une langue japonaise qui allait dominer sur tous les dialectes, et avant que des sons et des sens débordent les cadres de cette langue grandissante, la langue japonaise était déjà transformée. (À suivre)