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Philologie d'Orient et d'Occident
5 mai 2010

Une forme verbale grecque ἔπλευ < πέλω « être » et Homère en arabe

Philologie d'Orient et d'Occident (24)

Le 05/05/2010, Tokyo

Une forme verbale grecque ἔπλευ ‹ πέλω « être » et Homère en arabe

    Les récents progrès en anthropologie génétique ont jeté une lumière d'ordre tout autre que linguistique sur la vieille notion de filiation des langues. On commence à concevoir, au sujet des langues du monde, une vision plus vaste que celle que nous donne le vieil arbre généalogique linguistique. Maintenant, il est presque acquis que les ancêtres des hommes modernes, originaires d'Afrique du centre-nord, ont commencé à se diviser en deux grands groupes aux environs de cent mille et cinquante mille ans BP. Ceux qui se dirigeaient vers l'Ouest restèrent finalement en Afrique du sud. Ceux de l'Est, changeant de cap vers le Nord et passant l'isthme de Suez, arrivèrent dans les parages de la mer Caspienne, d'où ils se répandirent en tous sens.
    L'origine des hommes modernes ainsi supposée unique, comment pourrait-on croire que les langues du monde soient de provenances diverses? D'où la théorie nostratique (Aaron Dolgopolsky), l'eurasiatique (Joseph Greenberg) ou autres tentatives de faire remonter les langues du monde à une seule origine.
    Jean-Pierre Levet (cf. billets 14 et 15), éminent helléniste et comparatiste de l'université de Limoges, continue depuis plus d'une quinzaine d'années de réfléchir sur ces nouvelles théories, tout en nous faisant profiter généreusement de sa profonde connaissance sur la méthodologie de la Grammaire comparée classique.

    A la séance du 14/04/10 de notre cercle de lecture homérique (nous relisons le chant 9 de l'Iliade), une note de Bailly pour ἔπλευ (v. 54): « 2 sg. sync. impf. moy. épq. de πέλω » (Abrégé du Dictionnaire Bailly 1901, Paris Hachette) nous a intrigués. M. Yasuo Ikuta, responsable du cercle et auteur d'un livre unique sur Homère, a envoyé à notre ami Jean-Pierre un courriel dans lequel il lui demandait  d'expliquer la raison de présence d'une forme à l'imparfait au sens du présent. Il s'est enquis entre-temps de la possibilité de trouver une édition d'Homère en arabe. Voici la réponse du savant français.

     La racine indo-européenne de ἔπλευ est *kwel- « tourner » (c'est la racine de κύκλος « cercle », sanskrit cakra « roue » ). Du sens de « tourner », on est passé à celui de « tourner autour de », d'où « s'occuper de » (à propos d'animaux), puis « cultiver » (latin colo, sanskrit carati) et enfin « occuper », d'où « demeurer » et finalement « être ». Le traitement labial (p-) de la labio-vélaire (kw-) devant e dans πέλομαι nous indique que le mot est éolien d'origine. La forme ἔπλευ est la deuxième personne du singulier moyenne de l'aoriste thématique (avec degré zéro normal de la racine). On part donc de *(h1)e-kwel-e-so > ἔπλεο. La contraction de e fermé et o fermé, qui donne un o long fermé en attique (noté ou, fausse diphtongue) en eu (par fermeture renforcée du o bref sans fusion des timbres) est caractéristique d'une partie de l'ionien. On est donc en présence d'une forme hybride éolienne/ionienne.
    Au vers 54 du chant IX, l'aoriste a une valeur de présent. Cela s'explique par la valeur aspectuelle (plus que temporelle) ponctuelle primitive de l'aoriste. Pierre Chantraine (Grammaire Homérique, t. I, p. 184) écrit ceci : « l'aoriste de l'indicatif s'emploie avec un sens présent, l'aspect pur et simple étant essentiel et l'idée que le procès verbal est réalisé d'un coup mise en lumière ». L'aoriste se trouve bien souvent en rapport avec un thème de présent, ce qui est le cas ici (ἐσσι, v. 53). « On voit immédiatement, manifestement et tout de suite que tu es le meilleur », « il saute aux yeux que tu es le meilleur », voilà la traduction que je proposerais volontiers.
    Je ne connais pas les commentaires arabes anciens d'Homère. Tout ce que je sais est qu'Homère a été le premier poète grec traduit en syriaque et que donc il a dû pouvoir être lu assez tôt en arabe. Mais les Arabes s'intéressaient plutôt aux sciences, à la médecine et à la philosophie (logique, éthique, métaphysique). Le monde d'Homère était donc étranger au leur.

(A suivre)

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