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Philologie d'Orient et d'Occident
30 décembre 2014

Télamon et Moulios, deux guerriers homériques

Philologie d'Orient et d'Occident (312)   Le 30/12/2014   Tokyo K.

Ajax fils de Télamon et Moulios guerrier Troyen

001087

Fleur «bouclier-carapace» par Misao Wada (cousu main)

   Pour le billet qui clôt l'année 2014, l'auteur de ce blog se permet de s'éloigner un instant du thème Shimazaki à Limoges qu'il creuse depuis le 18 novembre, pour aborder une petite question onomastique qui l'a récemment intéressé à l'occasion d'une séance du cercle de lecture homérique à Tokyo, dont il est membre depuis l'année 1983. La lecture des deux œuvres homériques terminée, on est maintenant au second tour de l'Iliade, au chant XIV.

   Après l'ensorcèlement de Zeus par son épouse légitime Héra, favorable aux Achéens, Poséidon, dieu de la mer, de connivence avec sa sœur divine, profita du sommeil inopiné de Zeus pour porter secours à l'armée grecque en sérieuse difficulté. La balance de la guerre commençait donc à pencher pour les ennemis des Troyens.

    Αἴαντος δὲ πρῶτος ἀκόντισε φαίδιμος Ἕκτωρ

   ἔγχει, ἐπεὶ τέτραπτο πρὸς ἰθύ οἱ, οὐδ᾽ ἀφάμαρτεν,

   τῇ ῥα δύω τελαμῶνε περὶ στήθεσσι τετάσθην,

   ἤτοι ὁ μὲν σάκεος, ὁ δὲ φασγάνου ἀργυροήλου・

   τώ οἱ ῥυσάσθην τέρενα χρόα. (...)  (Iliade, XIV 402-406, éd. Alexis Pierron, 1869)

   L'illustre Hector, le premier, lança son javelot sur Ajax, car celui-ci était tourné droit vers lui. Il ne le manqua pas, là où deux baudriers étaient tendus sur sa poitrine; l'un pour le bouclier, l'autre pour le glaive à clous d'argent. Ces deux protégèrent sa chair tendre. (...) (tr. K.) 

   C'étaient donc deux baudriers (τελαμῶνε) qui, ensemble, sauvèrent la vie à Ajax, fils de Τελαμών (=Τελαμώνιος). Un de nos membres a justement remarqué que l'ancien auditoire était parfaitement conscient du double sens du mot τελαμών (baudrier et patronyme). L'idée s'avéra vraie car, aussitôt après, au vers 409 du même chant, on eut μέγας Τελεμώνιος Αἴας (grand Ajax, fils de Télamon).

   D'après Chantraine (Dictionnaire Étymologique de la Langue Grecque, Paris Klincksieck, 1980): τελαμών «ce qui sert à porter», d'où «baudrier, courroie, bandage pour une blessure» (...) Anthroponymes: «Τελαμών fils d'Éaque, père d'Ajax (...), d'où pour Ajax le patronymique Τελεμώνιος (...), le mot pouvant signifier l'«endurant».

   Il semble évident que le patronyme Τελαμών vient du nom commun τελαμών et non inversement. On peut sans doute faire partir le substantif τελαμών de la racine du verbe défectif *τλάω "supporter, soutenir, oser, endurer" (cf. Liddell and Scott's, Oxford, nouvelle impression 1980).

   ______________

   Le nom de personne homérique Μούλιος (acc. Μούλιον) a été présenté trois fois du côté troyen (Iliade XI-739, Mulius le piquier tué par Nestor; XVI-696, un des troyens maîtrisés par Patrocle; XX-472, tué par Achille), une fois du côté achéen (Odyssée XVIII 422, un des hérauts de Doulichion accompagnant leur maître Amphinomos). Ces quatre guerriers au même nom ne peuvent être ramenés au seul et même personnage.

   Μούλιος αἰχμητής (Mulius - latinisé ainsi dans les notes de Pierron - le piquier), tué par Nestor alors jeune, était évidemment différent des deux autres Μούλιος troyens. Μούλιος était donc un nom assez répandu, sous-entendant un sens évident à l'époque. Mais lequel?

   Un membre du cercle homérique a remarqué une assonance -ου- dans le vers XX 472-473: Ὁ δὲ Μούλιον οὖτα παραστὰς δουρὶ κατ᾽ οὖς・(Se tenant près, [Achille] frappa avec sa lance Moulios à l'oreille, tr. K.)  La traduction en français ne peut en rendre compte. Mais le vers suivant (473-474) présente un autre aspect de l'image:

   εἶθαρ δὲ δι᾽ οὔατος ἦλθ᾽ ἑτέροιο αἰχμὴ χαλκείη・

   (Aussitôt, par l'autre oreille, sortit la pointe de bronze, tr. K.)

   Du nom Μούλιος, l'auteur du présent article veut plutôt rapprocher μύλη (meule à moudre). La meule, munie normalement de deux anses (sg. οὖς, pl. οὔατα), devait être en pierre dans la Grèce antique. Dans le nord du Japon, les meules, soit en pierre soit en bois, étaient toujours pourvues de deux anses taillées en creux pour donner prise et permettre la rotation de la machine. On se rappelle que les anses s'appelaient "mimi" (oreilles). Quels qu'en soient les détails, l'essentiel devait être le même: l'objet lourd avec deux oreilles. L'ancien auditoire des aèdes homériques n'entendait-il pas par le nommé Μούλιος un guerrier lourdaud en forme de meule à grain, les oreilles percées de part en part ? (Fin à cet article)

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