Philologie d'Orient et d'Occident (494) : le 19/02, 2022, S. Kudo
Des œuvres d’Homère au roman de Proust (2)
(… mais) contrairement à la théorie de Wolf (…) [il y] en a eu certainement un [auteur] …
(Iliade, éd. Pléiade 1954, I, p. 510)
Les bourgeons de cerisiers ; dans quinze jours nos arbres seront en pleine fleur (Shibuya, Tokyo, photo par S.K.)
Michel Bréal (1832-1915), originaire d’une famille juive de Landau (Allemagne, à 20 km de la frontière France/Allemagne), plus tard professeur au Collège de France, s’exprime sur un problème alors âprement débattu : la genèse des œuvres homériques :
Si on en croyait les continuateurs de Wolf [Friedrich, 1759-1824], l’épopée homérique se présenterait en des conditions bien extraordinaires. « Ce n’est pas une œuvre qui ait été conçue et exécutée : elle a pris naissance, elle a grandi naturellement. » Ainsi s’exprime Frédéric Schlegel [1772-1829]. Chacun des mots de cette phrase est clair en lui-même ; mais dans l’ensemble, la pensée est difficile à saisir. Jacob Grimm [1785-1863] va plus loin : La véritable épopée est celle qui se compose elle-même ; elle ne doit pas être écrite par aucun poète [la théorie s’occupe surtout du collectivisme de la composition, et ne veut pas attribuer à un individu la gloire de l’ouvrage]. Nous voyons ici érigée en maxime ce qui était précédemment donné comme un fait une fois arrivé. Vient ensuite le grand mot qui ne manque jamais quand l’idée cesse d’être claire : « L’épopée grecque est une production organique ». Et enfin (ceci est du philosophe Steinthal [1823-1899]) : « Elle est dynamique », c’est-à-dire sans doute qu’elle ne doit rien au dehors, elle a sa force de développement en elle-même. L’allemand se prête merveilleusement à ces formules qui, en leur obscurité, ont quelque chose d’impérieux. Les livres de Lachmann [1793-1851] en sont pleins. L’histoire littéraire les a accueillies chez nous, depuis cinquante ans, et s’en est servie largement. Après qu’elles eurent étonné nos pères, la génération suivante les a répétées sans trop y penser (…). (Michel Bréal, Pour mieux connaître Homère, Paris, Hachette, 1906)
La citation de plus de Pour mieux connaître Homère n’est plus utile, car l’auteur va vite rapporter les résultats des fouilles archéologiques de la guerre de Troie effectuées au Proche-Orient pendant les années 1870 - 1885.
Michel Bréal pouvait avoir eu sinon une aversion au moins un doute sur cette vision collective de la formation homérique. Après avoir été l’élève de Franz Bopp [1791-1867], autorité incontestable en la matière, il doit traduire plus tard les cinq tomes de son énorme ouvrage sur les langues indo-européennes : Grammaire des langues indo-européennes, Bréal se décida à quitter le milieu scientifique où il frayait avec des tenants du système mécaniste du développement des langues. Il opta pour le nouveau champ de recherche à Paris.
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Marguerite Mayer, nièce de Mme Michel Bréal (née Henriette Bamberger), était la tante de Marcel Proust (cf. Correspondance de Marcel Proust, Tome I, 1880-1895 p. 157. Le texte établi, présenté et annoté par Philip Kolb).
La correspondance de Proust contient une longue lettre de l’auteur adressée, l’été 1905, à Marie Nordlinger, coopératrice anglaise, dans laquelle il parle de son ami musicologue Reynaldo Hahn. Celui-ci aurait visité plusieurs plages de Normandie (dont Cabourg, le modèle de Balbec, lieu de séjour d’été du Narrateur avec sa grand-mère). Ce voyage lui évoqua Homère, ce qui l’incita à la lecture.
Par la suite, Hahn avoue à Marcel son regret d'avoir appris que l’Iliade serait une œuvre anonyme et formée collectivement et non du vieil Homère en personne. Proust se hâte de le consoler en disant que l’opinion de Wolf et de toute sa compagnie postérieure n’avait plus aucun crédit auprès des savants ni des gens de bon sens. Élève dans le lycée Condorcet, Proust familiarisé, autant que Hahn, avec Homère, lui remit une Revue de Paris où figurait l’article de Bréal. L’épisode montre combien la France se situait dans ces débats aux antipodes de sa voisine d’outre-Rhin. Proust fut un artisan fervent de la thèse de l’existence d’un auteur.
Les juifs en France, émancipés dès la Révolution mais exclus du régime foncier, se sont souvent fait une place dans divers domaines : justice, arts, science naturelle et linguistique, lettres, et même dans l'armée. L'auteur de La Recherche du temps perdu compte parmi ses ancêtres Adolphe Crémieux (1796-1880), le premier avocat juif qui a combattu partout la persécution raciale. Il fut ministre de la Justice, puissant appui politique de Gambetta et du président de la République, Sadi Carnot. La mort de l’avocat a été saluée avant Victor Hugo par des obsèques nationales. Or, Crémieux fut l'arrière-grand-père de Marcel Proust qui allait sur ses huit ans. Lors de l’Affaire Dreyfus, l’auteur du roman et le Narrateur soutinrent énergiquement Alfred Dreyfus malgré la colère du père, catholique et antidreyfusard.
À suivre.