Philologie d'Orient et d'Occident (438) Le 24/09/2019  Tokyo K.

κφρασις (4)  -  Les héros homériques, que mangeaient-ils?

Le Chant XVIII de l'Iliade

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Le marchand de fleurs et une cliente (Shibuya, Tokyo, photo K.)

 

   Dans les temps héroïques, la fonction des hérauts (κήρυκες) était multiple: κῆρυξ est tout d'abord messager des dieux (c.-à-d. Hermès); messager des rois, personnage de condition libre et souvent de sang royal, chargé de la police des assemblées, fêtes, sacrifices ou cérémonies religieuses. La fonction des hérauts était sacrée, leur personne inviolable et placée sous la protection de Zeus: ils avaient pour insigne le σκῆπτρον (selon le Bailly. cf. billet 437). Attribut provenant de Zeus, les hérauts le remettent aux Anciens, leur conférant ainsi à tour de rôle le droit de la parole dans l'assemblée.

   Or les κήρυκες, huissiers de l'agora, exerçaient une autre fonction insolite, cuisinier pour des propriétaires agricoles. Cela ne manque pas de nous surprendre car les dictionnaires n'en laissent à notre connaissance aucune mention.

     κήρυκες δ᾽ ἀπάνευθεν ὑπὸ δρυῒ δαῖτα πένοντο,            

     βοῦν δ᾽ἱερεύσαντες μέγαν ἄμφεπον.  αἱ δὲ γυναῖκες,             

     δεῖπνον ἐρίθοισιν, λεύκ᾽ ἄλφιτα πολλὰ πάλυνον.   (Iliade. XVIII v. 558-560)

    (Des hérauts à l'écart, sous un chêne, préparaient le repas,

     honoraient un grand bœuf en le sacrifiant; et les femmes,

     repas aux ouvriers, versaient beaucoup de farine blanche - tr. K.)

   Il s'agit d'une scène de travail champêtre; moisson de céréales. L'intendant (βασιλεὺς) se tient sur les sillons, le cœur joyeux  (cf. billet 437), car la récolte est bonne et avec lui se réjouit sans doute toute sa famille également. Il semble qu'il y ait un autre groupe de travailleurs (serviteurs et servantes: δμῶες et δμῳαὶ - esclaves hommes et femmes). Le repas que les hérauts et les femmes apprêtaient était-il de même qualité pour ces deux groupes de travailleurs ? Un grand bœuf était-il sacrifié pour les escalves?

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    Au chant XIV de l'Odyssée, le fidèle porcher d'Ulysse, Eumée, prépare un repas pour un mendiant, son hôte, qui est Ulysse lui-même, son maître, rentré après des années d'absence dans son pays, ce que le porcher n'arrive pas encore à concevoir: 

     (Eumée) s'en alla vers l'étable à porcs, où était enfermée la race de petits porcs (ἔθνεα χοίρων*). En prenant deux cochons pour les ramener, il les immola, passa au feu, hacha (μίστυλλέν), embrocha et rôtit. Il les mit tout chauds devant Ulysse, à même les broches, en saupoudra (πάλυνεν) de la farine blanche (ἄλφιτα λευκὰ) (Od. XIV, v. 73-77) (*χοῖρος est, selon le Bailly 1950, le petit cochon offert pour les sacrifices de moindre importance).

   En invitant son hôte au repas, Eumée dit:

   "Allons, mange, notre hôte. Voilà le repas pour nous esclaves-serviteurs (τά τε δμώεσσι πάρεστι). (Mets) de petits cochons (χοίρε' = χοίρεος: adjectif)! Car les prétendants** dévorent des porcs engraissés, sans crainte des dieux ni pitié au cœur. (ibid. v. 80 - 82) (** Les prétendants de Pénélope, femme d'Ulysse, leur roi).

   Avec ces deux scènes, nous voyons surgir une vérité du repas de la Grèce héroïque: les ingrédients d'un repas sont sensiblement les mêmes pour la classe des maîtres (héros) et pour celle des δμῶες (serviteurs et servantes): chair animale et céréales (farine, galettes ou pain): la différence semble provenir du degré de constitution des matières grasses et du volume: de petits cochons (ou veaux) pour les serviteurs; des porcs (ou bœufs) gras pour les maîtres. Les cuisiniers peuvent différencier les mets: les hérauts ne prépareront jamais le repas des serviteurs-ouvriers dont s'occupaient surtout les δμῳαὶ γυναῖκες, servantes esclaves.

    Au chant IX de l'Iliade, Homère dépeint la préparation du repas des sept héros moyens (Thrasymède, Ascalaphe, Ialmène, Mérion, Apharée, Déipyre et Lycomède) et de leurs hommes (κοῦροι) ainsi que des anciens (γέροντες) Achéens:

   à mi-chemin entre le fossé et le rempart, les sept chefs et leurs jeunes hommes, s'arrêtèrent, allumèrent du feu, pour préparer chacun leur repas. Agamemnon, lui, réunissant les Anciens achéens, les mena sous sa tente [pleine de vin de Thrace - v. 71-72], et leur servit un repas agréable. Vers les mets apprêtés (ἐπ᾽ ὀνείαθα) ils étendirent les mains (v. 85-91).

   Il nous semble qu'il y ait eu au moins deux (ou trois) groupes de héros: les sept chefs, les jeunes soldats et les Anciens. Prenaient-ils le même repas ? (À suivre)