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Philologie d'Orient et d'Occident
13 mars 2018

De la négation (8) Le négatif aïnou (3)

Philologie d'Orient et d'Occident (398)

                                              Le 13/03/2018    Tokyo   K.

De la négation (8): L'étymologie du prohibitif aïnou iteki

CIMG5329

Temple Jôsen-ji (Shibuya, Tokyo, photo par K. Le 27/02, 2018)

    おらおらでひとりいぐも Oraoradehitoriigumo "Moi, je m'en vais toute seule" est le titre du prix Akutagawa 2018 (cf. billet 395). Ce titre dans un parler du nord ainsi présenté en hirakana, sans kanji (idéogramme) ni ponctuation, doit être du charabia pour ceux qui, même s'ils connaissent la langue parlée de Tokyo, ne sont pas habitués à ce dialecte. Une bonne manière pour présenter la formule serait d'utiliser quelques kanji: 俺 ora "moi, je", 独り hitori "seul(e)", 行ぐ igu "s'en aller" ou de se servir, en caractères latins, de ponctuations ou d'espaces pour mettre en relief les mots: ora ora-de hitori igu-mo おら おらで ひとり いぐも. L'écriture mixte en kanji-kana accentue le sens aux dépens du son; l'autre, le son aux dépens du sens.

  Les quatre syllabes: je ne mange pas sont rendues en japonais: [watashi(-wa)] tabenai  (avec -nai négatif); en aïnou, somo ku ipe ou somo kuype. En japonais, le verbe (tabe-) et le négatif (nai) sont agglutinés, le sujet (watashi) et le verbe (tabe-nai ou tabenai) séparés l'un de l'autre. En aïnou, le sujet (ku) est agglutiné avec le verbe (ipe) qui se distingue du négatif somo.

   En écriture japonaise, la catégorisation des mots est plus floue qu'en français, tout en l'étant moins qu'en aïnou. L'aïnou, resté longtemps sans écriture et considéré comme une langue barbare, n'avait pas affaire avec l'analyse grammaticale. Ce qui explique tant d'imprécision dans le code scriptural par rapport au japonais.

   Un des contributeurs du Dictionnaire Hattori (1964) donne pour ne mange pas trop, 'ipekásuko wén na (Yakumo) "trop manger, mauvais, hein"; un autre, 'ipé kasúy yakun wen (Horobetu) "manger, trop, alors, mauvais". La formule de Yakumo: 'ipekásuko ("manger"+"trop" + particule) est exprimée en un seul mot, alors qu'à Horobetu, la même tournure est présentée en trois ou quatre mots: ipé kasúy yak-un (= ipe kasu yak-un) (cf. billet 397). En aïnou, une phrase entière peut donc entrer dans un seul mot.

   D'autre part, un mot long peut avoir une très petite étendue sémantique. Le mot 'e'íkostek dans la formule 'e'íkostek porónno 'ipe yak... (Obihiro) "trop, beaucoup manger, alors..." n'est qu'un adverbe signifiant "trop" (Dictionnaire Hattori, 1964, p. 300-5). Le Hattori nous fournit 'e'íkos, synonyme de 'e'íkostek. Le mot 'e'íkos suggère que l'adverbe est composé au moins de deux éléments: 'e'íkos + tek.

   Alors comment peut-on cerner l'origine du prohibitif iteki ? On avait vu, dans le tableau des prohibitifs, six graphies: 'itéki (Saru et Nayoro); 'iték (Horobetu); 'itékke (Yakumo et Obihiro); 'etekke (Bihoro); 'echíki (Asahikawa); 'etékkaka (cf. billet 397). Dans la région de Saru, centre-sud de Hokkaido, 'itéki coexiste avec 'ikíya. L'usage de 'ikíya (2 occurrences dans le Dictionnaire Hattori) semble se limiter à Saru.

   Selon Mme Tamura (1996), 'ikíya, interdiction atténuée, est composé de iki "faire qc." + ya "ou non". Cette analyse nous incite à supposer que iki-ya signifiait tout d'abord comme "fais (faites) que + sub.", formule de prière. J. Batchelor, missionnaire anglican, note dans son dictionnaire: «Followed by kuni ne, iteki forms a supplication» (An Ainu-English-Japanese Dictionary,Tokyo Iwanami 1938). L'itinéraire sémantique d'une prière à une interdiction, en passant par un doute, une hésitation, une crainte enfin un rejet, peut être comparé à celui de l'affirmation à la négation pour le négatif sanskrit na (cf. billet 390). Le passage d'un sentiment de crainte exprimé par le terme itéki à une interdiction n'est qu'un pas à faire.

   Or, le verbe iki s'analyse en i-ki. Ce ki originel (i- étant une particule) est employé par tous les dialectes d'aïnou (il y en a huit) de Hokkaido dans la forme unique de "faire" (Hattori, p. 157-10). Ce petit mot sert d'auxiliaire verbal dans plusieurs verbes dont arikiki ('aríkiki dans le Hattori p. 110-2) "s'efforcer". Mme Tamura en fait l'analyse: ar "per-"+ iki "faire"+ ki "faire": c'est-à-dire "parfaire". Ici, -ki est le seul élément actif, les autres (i- et -té-) ayant l'air des particules.

    L'aïnou étant d'origine continentale et non malayo-polynésienne, ce verbe ki n'est-il pas lié au sanskrit kṛ "faire" ( est vocalique), au grec κραίνω "accomplir", au latin creo, enfin au français créer ? (À suivre)

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Commentaires
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K. reproduit ici un commentaire de Jean-Pierre Levet, helléniste comparatiste de Limoges, avec son autorisation:<br /> <br /> <br /> <br /> Ton idée me paraît tout à fait juste. Il existe un parallèle en indo-européen. Tu sais, en effet, que le subjonctif indo-européen, qui est de création relativement récente, a deux grandes valeurs: il exprime soit l'éventualité soit la volonté. Les verbes grecs de crainte, par exemple phoboumai,, se construisent avec la négation prohibitive mê accompagnée du subjonctif. Ce subjonctif s'analyse comme exprimant la volonté: "je crains que cela arrive". La même explication s'applique en latin à ne avec subjonctif, par exemple: timeo ne veniat = "je crains qu'il vienne ". Ce rapprochement possible avec l'ainou me passionne. <br /> <br /> Pour le rapprochement que tu suggères à propos de ki de l'ainou, deux racines indo-européennes sont possibles: *ker/kr (latin creare etc.) et *kwer avec une labiovélaire (sanskrit karoti etc.), qui ont pu se confondre dans une langue faisant passer les labiovélaires à des gutturales.<br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> Jean-Pierre
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