Philologie d'Orient et d'Occident (365)
Le 06/12/2016 Tokyo K
Il ne faut pas se fier à Platon pour lire Homère (4)
De la syntaxe attique à la parataxe homérique
Bouquet de Zinnia par Misao Wada (cousu main)
L'enseignement de Jean-Pierre Levet (cf. billet 364) sur la différence entre indicatif et subjonctif de l'époque homérique est mieux illustré par l'occurrence suivante du chant V de l'Iliade (du vers 136 au 141).
L'acharnement de Diomède, héros achéen blessé, sur les Troyens est comparé non pas à la précipitation des loups sur des agneaux (ὡς δὲ λύκοι ἄρνεσσιν ἐπέχραον "ainsi les loups se précipitèrent sur les agneaux" XVI-352) mais à l'assaut d'un lion sur des moutons à la riche toison. On peut ici mieux distinguer les deux modes, l'un exprimant la ponctualité à l'indicatif (en bleu), l'autre l'intemporel au subjonctif (en rouge).
[... /] μιν [.. /..] ἕ/λεν μένος/ ὥς τε λέ/οντα (Iliade V, v.136)
ὅν ῥά τε/ ποιμὴν/ [...] ἐ/π᾽ εἰροπό/κοις ὀΐ/εσσι (v. 137)
χραύσῃ / μέν τ᾽ [.. / ... / ... /] οὐδὲ δα/μάσσῃ· (v. 138)
- - - - - - - - (v.139 - v.140)
αἳ [... / ... / ... / ... / ..] κέ/χυνται, (v. 141)
"une ardeur [...] s'empara de lui comme d'un lion (v. 136) lequel un berger, [...], près des brebis à l'épaisse toison," (v. 137) égratigne mais [...] ne soumet certes pas"(v. 138) - - - - - - - - - - (v.139 - v.140), qui, [...], se sont répandues pêle-mêle (v. 141)" (tr. K.)
- - - - - -
La distinction entre objectivité (indicatif) et subjectivité (subjonctif) est difficile à saisir. Mais plus on remonte dans le temps, mieux on voit que les anciens tenaient à exprimer non pas leurs constats neutres de la situation mais leurs propres sentiments: volonté, ordre, souhait, désir, prière ou crainte. En sanskrit, on disposait, en dehors du subjonctif qui a été vite remplacé par l'optatif, de plusieurs modes subjectifs: injonctif, désidératif, optatif, précatif, sans parler de l'impératif.
L'éminent linguiste américain William D. Whitney nota dans sa Grammaire sanskrite (Harvard univ. press, 1889, § 574): le subjonctif dont l'idée fondamentale était probablement celle de "réquisition", ayant coexisté en védique avec l'optatif dans les propositions indépendantes, finit par être évincé en période sanskrite par ce dernier mode (trad. K.). Chantraine, dans sa Grammaire homérique (t. II, Syntaxe, Klincksieck, 1981, p. 206) note: l'emploi du subjonctif dans les propositions principales est sensiblement plus étendu chez Homère qu'en ionien-attique. Pour la langue homérique, on peut supposer que les éléments de phrase étaient plutôt indépendants. Moins de propositions subordonnées, moins donc de conjonctions, de prépositions. Et les pronoms "relatifs" homériques, comment en étaient-ils? En sanskrit, ils n'en sont qu'aux balbutiements.
On voit en effet à l'occurrence citée ci-dessus (Iliade, V- v. 136-141) qu'entre le relatif féminin pluriel αἳ et son antécédent ὀΐεσσι "brebis" (v. 137) s'interposent trois vers (v. 138, 139, 140). Ce qui prouverait que la relative introduite par αἳ était une proposition quasi indépendante. Une phrase relative semblable se retrouve au chant XVI (v. 353).
ὡς δὲ λύ/κοι ἄρ/νεσσιν ἐ/πέχραον/ [ἢ ἐρί/φοισι (XVI, v. 352)
σίνται ὑ/π᾽ ἐκ μή/λων αἱ/ρεύμενοι/], αἵ τ᾽ ἐν ὄ/ρεσσι (v. 353)
ποιμένος/ ἀφραδί/ῃσι δι/έτμαγεν·/ οἱ δὲ ἰ/δόντες (v. 354)
"ainsi, les loups se précipitèrent sur des agneaux [ou sur des chevreaux (v. 352), pillards, les détachant du groupe], qui, sur les montagnes (v. 353), par imprudence du berger, se sont répandues. Eux le voyant (v. 354)" (tr. K.)
L’antécédent du relatif féminin au pluriel αἵ ne doit pas être μήλων, génitif au pluriel, car le mot est un neutre, ni ἐρίφοισι(ν), datif masculin au pluriel, mais le terme qui se trouve plus loin: ἄρνεσσιν "agneaux".
Voici là-dessus l'enseignement de Jean-Pierre Levet:
... le substantif ἀρήν [ὁ, ἡ] est épicène : il désigne aussi bien le petit animal mâle que femelle. Tout se passe comme si ἣ ἐρίφοισιν "ou sur des chevreaux" représentait une sorte de simple parenthèse (ἔριφος n'est pas épicène, mais seulement masculin).
Si l'on enlève cependant aux deux vers (v. 352-353) non seulement ἢ ἐρίφοισιν mais six pieds entiers: ἢ ἐρί/φοισι | σίνται ὑ/π᾽ἐκ μή/λων αἱ/ρεύμενοι, on a deux vers réduits en un seul, plus raisonnable et aussi bien rimé:
ὡς δὲ λύ/κοι ἄρ/νεσσιν ἐ/πέχραον/, αἵ τ᾽ἐν ὄ/ρεσσι "ainsi, les loups se sont précipités sur des agneaux, qui, sur les montagnes ..." (À suivre)