Philologie d'Orient et d'Occident (359) Le 13/09 2016 Tokyo K.
Une nouvelle traduction des Pensées de Pascal (4)
Feston de camélias par Misao Wada (cousu main)
À l'interprétation que j'ai proposée éventuellement dans le dernier billet (358) pour un fragment des Pensées de Pascal portant sur (le livre de) Montaigne: [Son livre n’étant pas fait pour porter à la piété, il n’y était pas obligé, mais] on est toujours obligé de n’en point détourner (Pascal Pensées, éd. Louis Lafuma, 680-63), mes trois amis universitaires, mais non pas spécialistes de Pascal, ont donné leur avis:
Le premier est venu de Clément Lévy, mon coopérateur de blog, lecteur de français à l'université libre de Berlin. Son avis correspond à celui du lexicographe médiéviste, auteur de l'excellent Dictionnaire du français médiéval (Les Belles-Lettres, 2015), Matsumura Takeshi, qui avait relevé de nombreuses erreurs de traduction chez le traducteur Shiokawa Tetsuya (cf. billet 356).
J'ai l'impression que détourner est employé ici par brachylogie sans complément d'objet, je comprends la phrase comme les anciens traducteurs japonais [La traduction en cours au Japon: On est toujours obligé de ne pas détourner les lecteurs de la piété.]. (...) Il ne s'agit pas chez Pascal de critiquer Montaigne parce qu'il détourne l'attention de ses pieux lecteurs vers des pensées sceptiques et démoralisantes, mais de le critiquer parce qu'il les détourne de la piété, du droit chemin, et qu'il les emmène vers le scepticisme ou l'irréligion. C'est une critique très forte.
Le second est de mon illustre ami Jean-Pierre Levet, helléniste comparatiste qui avait dirigé Clément Lévy lorsque celui-ci était agrégatif de lettres classiques.
J'ai vainement cherché des commentaires de la phrase à laquelle tu t'intéresses. Tout ce que j'ai trouvé est une note de l'édition de Léon Brunschvicg que j'ai utilisée lorsque j'étais lycéen. Je la scanne pour te l'envoyer. Mais elle ne résoud pas le problème posé. Tu as raison de t'interroger sur le sens de "on", qui peut encore aujourd'hui être ambigu et correspondre à un véritable indéfini (quelqu'un) ou au pronom personnel "nous". Ainsi très récemment après les victoires de l'équipe de France de football, les supporters chantaient "on a gagné, on a gagné!" pour dire "nous avons gagné". Si l'on retient le sens de "nous" chez Pascal, ton interprétation et tes arguments sont tout à fait justes. Je pense que le traducteur japonais est parti d'une valeur indéfinie "on" représentant alors "quelqu'un", c'est-à-dire un auteur indéterminé, un auteur quelconque". Mais il est bien vrai que le pronom est très souvent employé à la place du pronom personnel. C'est une confusion que je fais sans cesse. (...) La confusion est courante et je pense qu'elle existait sans doute déjà du temps de Pascal.
De la même personne, deux jours après.
Nous avons passé l'après-midi d'hier à la campagne où l'un de mes cousins, qui a enseigné la philosophie à Paris dans les classes préparatoires d'un grand lycée, a loué pour deux semaines une petite maison. Comme il a beaucoup travaillé sur Pascal, je lui ai parlé de ton problème de traduction. Nous avons longuement discuté. Il a conclu que ta version était philosophiquement plus intéressante et qu'il allait continuer à réfléchir sur ce passage à son retour à Paris, où il possède plusieurs livres savants sur Pascal. Nous n'avons pas vu passer le temps, si bien que nous avons quitté trop tard sa maison de campagne pour être à l'heure à un rendez-vous avec un ami à Limoges!
Le dernier, non pas le moindre, car son auteur, Patrick Corneau, ancien condisciple à Poitiers et excellent blogueur (le Lorgnon mélancolique) adhère tout à fait à mon idée.
Merci de bien vouloir m'impliquer dans cette querelle philologique d'érudits... même si mes compétences en la matière sont limitées, mes connaissances en philologie datent de l'université de Poitiers (avec Pierre Bec, je crois bien), c'est-à-dire de 1971! Mais je crois que c'est une affaire aussi de bon sens. J'ai lu la "leçon" de ton billet et sincèrement, elle me convainc tout à fait: Pascal admire Montaigne, il est séduit, "tenté" par cet auteur païen (non pieux), mais en tant que Chrétien, il a des préventions, et notamment le devoir (chrétien) de ne pas s'écarter de la piété. (À suivre)