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Philologie d'Orient et d'Occident
16 août 2016

Une nouvelle traduction des Pensées (2)

Philologie d'Orient et d'Occident (357)

                                                 Le 16/08  2016     Tokyo  K.

Le nez de Cléopâtre

Une nouvelle traduction des Pensées de Pascal (2)

001140

Deux pommes: Entière et Pelée par Misao Wada (cousu main)

 

   La cause en est un je ne sais quoi. Corneille. Et les effets en sont effroyables. Ce je ne sais quoi, si peu de chose qu'on ne peut le reconnaître, remue toute la terre, les princes, les armées, le monde entier. Le nez de Cléopâtre s'il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé. (Pensées, éd. Louis Lafuma. 413-162)

    On a vu au billet 356 que le syntagme nominal je ne sais quoi équivalait, déjà à l'époque de Pascal, non pas à ce que je ne sais (ou ce qu'on ne sait) mais à quelque chose (qu'on ne reconnaît pas), voire, à un (petit) rien. Gaston Cayrou, lexicographe, transcrit dans son Français classique (Didier, 1948) une note tirée du Dictionnaire de l'Académie française 1694: Rien: pronom, s'emploie aussi quelquefois pour signifier quelque chose sans aucune idée négative.

   Cette note est accompagnée d'occurrences de Corneille, de Molière et de Racine. Venu du lat. rem, acc. de res «chose», le sens positif n'étonne guère. La signification est clarifiée chez Pascal par si peu de chose qu'on ne peut le reconnaître qui paraphrase: je ne sais quoi.

   L'adjectif attribut court du nez de Cléopâtre doit donc tenir à ce (petit) rien. Or, la fameuse phrase: s'il eût été plus court..., est rendue par le traducteur (cf. billet 356):もしそれがもう少し小ぶりだったら, (...) c'est-à-dire, «s'il eût été de moindre taille (voire plus petit)». Comment cette traduction est-elle possible? 小ぶりkoburi "petit", terme plutôt hypocoristique, n'a qu'un sens neutre dans l'appréciation esthétique.

   Le syntagme nez court m'a fait rêver, moi qui imaginais à cet endroit le nez (re)troussé de Marianne Mancini, nièce de Mazarin (Pierre Clarac, La Fontaine, Boivin et Cie, 1947, p. 46), nez peu digne de la belle reine d'Égypte. Le nez retroussé est, selon le Petit Robert (1993), court et au bout relevé. Ce dictionnaire fournit une acception pittoresque de l'adjectif court chez Maupassant: C'était un gros petit homme, chauve, court de bras, de jambes, de cou, de nez, de tout. Le nez court convient bien à ce petit bonhomme mais pas à l'illustre beauté. Le sens en est manifestement peu reluisant, quoique les littéraires moyens, sinon médiévistes, puissent se rappeler le valeureux chevalier du moyen âge à la figure mutilée: Guilhem au cort nes (au court nez).

   En faveur du sens original 小ぶりの, notre traducteur se fonde sur l'idée suivante: le syntagme de «nez court» est neutre en fait de connotation esthétique et ne comporte en lui-même aucun jugement de valeur sur la beauté plastique de la personne décrite. N'est-ce pas cette neutralité qui a motivé le choix d'une épithète aussi simple et sobre que celle de «court» ? (Shiokawa, Entre foi et raison: l'autorité, Honoré Champion, 2012, p. 24). Et en conclusion: Qui sait si la poursuite de la vanité humaine dans l'apologie pascalienne ne mène pas à l'humour qui n'est pas loin de la mélancolie? (ibid. p. 25).

   Sa logique qui évolue de la «vanité» à la «mélancolie» ne me convainc pas. S'agit-il bien ici de la mélancolie? Pascal n'a-t-il pas voulu tout simplement dire qu'un rien, nez court, négatif dans la valeur esthétique, peut changer toute la face de la terre ?

    - - - - - -

   Début novembre dernier, lors de la publication de la traduction (second tome) des Pensées, j'ai fait part de l'essentiel de ce que je viens d'énoncer en haut à mon ami Clément Lévy, lecteur de français à l'université libre de Berlin et coopérateur bienveillant de mon blog, pour lui en demander l'avis, que voilà:

   Pour le nez de Cléopâtre, il ne faut pas se fier aux représentations contemporaines de la reine d'Égypte, et réfléchir plutôt à ce que signifiait cette phrase chez Pascal. Plus court signifie différent, plus long aurait eu le même sens. Si elle avait été moins belle, elle n'aurait pas séduit César puis Marc-Antoine, etc. Pascal imagine comment des faits microscopiques auraient pu changer le cours de l'histoire. Le physique de Cléopâtre est assez mal connu, mais j'ai vu des portraits d'elle à Rome lors d'une belle exposition, et selon ces sculptures taillées dans le marbre, elle avait un nez droit, grec, rien à voir avec celui que lui avait fait Uderzo dans Astérix. Ne cherche pas à étudier cela en détail, (...). Voilà qui est bien clair.

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Note.  Cette réflexion sur Cléopâtre, (…), a sans doute été suggérée à Pascal par le souvenir de La Mort de Pompée de Corneille: le principal personnage féminin en est Cléopâtre, et il y est fait souvent mention de la beauté de Cléopâtre et de ses conséquences politiques. (Pascal, Œuvres complètes, édition présentée, établie par Michel Le Guern, Gallimard, 2000, p. 1449) (À suivre)

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