Philologie d'Orient et d'Occident (352)
Métrique et étymologie (9) Le 07/06 2016 Tokyo K.
Le lien entre κύων et inu "chien"
Pousses de bambou par Misao Wada (cousu main)
À l'occasion du dernier billet 351 qui se focalisait sur l'évolution d'un petit néologisme rabelaisien "coquecigrue" et sur l'hypothétique filiation du grec κύων "chien(ne)", du sanskrit çván "chien" dans d'autres langues dont l'ancien chinois kuǝ:n "chien", Jean-Pierre Levet, excellent helléniste et comparatiste (cf. billet 343), m'a fait parvenir son avis:
Le mot que tu étudies m'avait bien amusé en classe de seconde chez Rabelais, mais j'ignorais qu'on le retrouvait chez des auteurs postérieurs.
Ton analyse du nom du chien est passionnante. Je me suis souvenu en te lisant d'une étude du nostraticien russe Ivanov qui englobait dans la famille de ce mot grec et sanskrit le terme japonais inu (qui serait, selon lui, un "emprunt" à l'altaïque). J'ai passé un long moment à rechercher mes notes dans mes archives. J'ai fini par retrouver la référence: il s'agit du compte rendu par Ivanov du dictionnaire de nostratique du russe Illic-Svityc, ce compte rendu est cité par T.L. Markey, dans une contribution intitulée "Anglais dog" publiée dans la Revue Études Indo-Européennes", 7, février 1984, p. 7. Selon Markey, Ivanov ne dit rien de plus que ceci en substance : "le mot, qui signifiait loup à l'origine, se retrouve aussi, en plus de l'indo-européen, de l'ouralique et du sémiti-hamitique, en altaïque et dans l'emprunt japonais inu à la langue toungouze (khina). Pourquoi inu serait-il un emprunt et non pas un vieux mot japonais? Continue à étudier la question.
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Selon les informations du dictionnaire TLF pour le mot "coquecigrue", dont Mme T (cf. billet 351) a bien voulu me faire transmettre une photocopie, le mot est apparu d'abord en 1532 sous la forme de coques cigrues (Pantagruel, chap. IX bis); en 1534 dans une expression à la venue des coquecigrues c'est-à-dire « jamais » (Gargantua, chap. XLVII).
Le TLF fournit d'autres occurrences au XIXe et dans la première moitié du XXe siècle, employées dans les sens: oiseau imaginaire, fabuleux (Copée), idiot, bizarre, extravagant (Sainte-Beuve), qui raconte des sottises, imbécile, ridicule (Richepin, Léon Daudet), conte en l'air, baliverne, sornette, sottise (Mauriac, Alexandre Arnoux). Ces sens éparpillés ne semblent que nous faire éloigner de l'origine du mot.
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En ce qui concerne le japonais inu "chien", un lien significatif sera possible entre inu et κυνα-/κυνο- (de κύων), si l'on peut imaginer une laryngale ou une glottale devant la voyelle i(nu)-, car la consonne aspirée est sujette à se diluer.
Or, une opposition phonologique entre l'aspirée (marquée par le signe ʔ) et la non-aspirée est confirmée dans certains dialectes de ryûkyû, langue japonaise des îles du sud présumée antérieure au japonais du centre (cf. L'antériorité du ryûkyû sur le japonais, in Πολυμαθής - Mélanges offerts à Jean-Pierre Levet, Pulim, 2012).
[ʔiju] "poisson" en ryûkyû nord s'oppose à [iju] en ryûkyû sud, à [io] en ancien japonais. On voit que [ʔiju] n'est pas loin de l'ancien chinois [ŋıag, ŋıo] "poisson" (cf. billet 38).
De même, [inu] en japonais se rend en ryûkyû nord par [ʔin(u)] qui peut se réaliser soit en khin(u) ou kwin(u) (cf. billet 37), très proches de l'ancien chinois kuǝ:n "chien". Cela ne veut pas dire que l'une des trois langues soit antérieure aux deux autres mais que ces trois langues ont entre elles un rapport génétique.
Or, si le lien entre le chinois kuǝ:n et le grec κύων se voit avéré, il s'ensuivra que le japonais inu, par l'intermédiaire du ryûkyû [ʔin(u)], se lie également avec la langue indo-européenne.
Une glottale telle kh-, consonne aspirée, ou une laryngale est aussi supposée en aïnou devant les voyelles. L'aïnou est une langue préhistorique, jadis prépondérante dans la moitié nord de l'archipel nippon. Selon Kindaïtchi Kyôsuke, «le mot atchi-nai "rivière grouillante de harengs" se faisait entendre "khatchi-nai". Les voyelles initiales en aïnou: a-, i-, u-, e-, o-, émises avec le coup de glotte étaient comprises, pour les Japonais peu habitués à la langue, comme kha-, khi-, khu-, khe-, kho- » (Hoku-ô timei-kô: Toponymes aïnou dans le Tohoku nord, Tokyo, 1932).
On voit donc que les voyelles des anciennes langues du sud et du nord de l'archipel se faisaient précéder des glottales. (À suivre).