Philologie d'Orient et d'Occident (347)

Métrique et étymologie (4)    Le 29 / 03 /2016   Tokyo  K.

Homologue chinois du grec τīω "honorer, respecter"

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Fèves par Misao Wada (cousu main)

   La corrélation de la mesure homérique avec l'étymologie grecque peut susciter évidemment des réactions sceptiques, on admet cependant qu'à travers la métrique se manifestent les morphologies archaïques de la langue. L'hexamètre est un seul et formidable outil qui nous aide à évoquer certaines voyelles tantôt allongées, tantôt abrégées, tassées ou élaguées, et certaines consonnes (telles le digamma), jadis vaillantes ensuite décadentes, sinon à l'origine, mais au cours des transformations de langue. La métrique nous permet ainsi de tracer diverses évolutions phonétiques.

   L'hexamètre se compose de trois mesures: dactylique (— ∪∪), spondaïque (— —) et trochaïque (— ∪). Chaque mesure n'est en réalité qu'une association de deux types de syllabe: la longue (—) et la brève (∪), deux brèves équivalant à une longue (cf. billet 344). Une syllabe est composée d'une voyelle seule ou de deux en combinaison (diphtongue), accompagnée d'une ou plusieurs consonnes. L'unité se prononce d'une seule émission de voix. La voyelle peut être longue ou brève, la consonne n'ayant pas cette souplesse quantitative. C'est donc la quantité vocalique qui décide de la longueur syllabique.

   Les trois voyelles: α, ι, υ, peuvent être soit longues, soit brèves. Il n'existe pas dans l'alphabet grec de lettres spécifiant leur quantité, comme c'est le cas pour η par rapport à ε et ω par rapport à ο. Le -u- long par nature de θυμός "cœur" pouvait remonter à *-uH-  (cf. billet 344). De même, σῦς "porc, sanglier" aurait pour étymon, selon Beekes, *s-uH-s. Pour le prudent Chantraine, son origine reste inconnue. Le u long de γύψ "vautour" se ramènerait selon Beekes non pas à l'indo-européen *-uH- mais quelque part au "Pre-Greek". L'indo-européen *-uH- n'est qu'une origine de -u- long.

   Les voyelles longues (ou diphtongues), dont l'étymologie nous surprend parfois (cf. billet 346), sont sans aucun doute de formation plus vieille et d'étymologie plus complexe que les simples brèves. On va étudier un exemple avec ι long (ī).

   Il s'agit des verbes τίω "respecter, honorer" et τιμάω "honorer, récompenser".

            —  ∪  ∪ / —   —  /  —     ∪  ∪ / —∪  ∪  / —  ∪ ∪  /— —

           κεῖται  ἀ/νὴρ  ὃν /(ϝ)ἶσ(ϝ)ον  ἐ/τίομεν /Ἕκτορι  /δίῳ  (Iliade. V, 467)

            Est à terre l'homme que nous honorions à l'égal du divin Hector  (tr. K.)

   Ici, le τί- au quatrième pied du vers est une syllabe longue, puisqu'il se trouve au temps fort, alors que dans le vers suivant, le même τί-, situé au temps faible du second pied, est également long, puisqu'il faut constituer un spondée (— —), métrique oblige.

           —  ∪ ∪ / — —/ — ∪   ∪/ — — /—   ∪ ∪/  —  ∪

          λισσομέ/νη  τι/μῆσαι  Ἀ/χιλλῆ/α  πτολί/πορθον.  (Iliade. XV, 77)

          (En me) priant d'honorer Achille le destructeur de villes  (tr. K.)

   De là, on peut conclure que la syllabe τι- au-dessus était longue par nature. Le Bailly (1950) note [ī] (i long) pour τιμή et τιμάω, mais laisse son commentaire mitigé pour τίω: [au pres. ī et ĭ épq. ĭ att.; aux autres temps ī]. Le verbe τίομεν au v.467 se met à l'imparfait, avec i long.

   Dans l'ensemble des termes: τίω, τιμή "honneur, récompense, vengeance", τιμάω qui reposent sur le radical τī- avec iota long, il y a la corrélation suivante: τιμή, dont dérive le verbe τιμάω, est l'abstrait de τίω (Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, 1969, t. II, p. 50; Chantraine, Dictionnaire Étymologique, 1980, t. II: τίω). Les savants français contestent tous les deux l'hypothèse de filiation de ces mots avec τίνω "faire payer, venger". Chantraine, tout en produisant nombre d'hypothèses sur l'étymologie des mots au radical τī-, s'abstient de se prononcer pour l'une d'elles, alors que pour Benveniste, ces formes s'organiseraient à partir d'une racine *kwei- (ibid.). Beekes, au début d'une note importante sur τίω "to honor, estimate, appreciate", propose l'indo-européen *kweh1-i- (> *kwēi-) "observe, hold back, honor". En chinois, la partie consonantique kw- (> *gw-) peut changer en ts- > j-.

   Le pékinois actuel jìng 敬 (japonais-chinois: kei, kiau) "respecter, honorer, vénérer" remonte à la forme la plus archaïque (v. 2700 BP): kıĕng (selon Tôdô Akiyasu, Gakken Kanwa-daijiten - Grand dictionnaire chinois-japonais, Tokyo, 1980). Suffixe (yùnwĕi 韻尾 "queue de rime": -ng) enlevé, elle évoque dialectalement k(u)e-, ki(u)e- (ibid. p. 1586), en go-on (cf. billet 8) k(g)iau, et pourquoi pas l'indo-européen *kwei- ou *kwēi -? (À suivre)