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Philologie d'Orient et d'Occident
12 mai 2015

Repenser Fukushima

 Philologie d'Orient et d'Occident (324) Le 12/05/2015     Tokyo   K.    

Repenser Fukushima

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Deux soles: la petite et la replète, par Misao Wada (cousu main)

   La deuxième année du présent blog: Philologie d'orient et d'occident (sur plus de 300 billets, de février 2010 en février 2015), a été fortement marquée par un extraordinaire cataclysme naturel.

   Le 11 mars 2011, la vaste terre au nord-est du Japon a été violemment secouée par un gigantesque séisme de magnitude 9.0. Une telle puissance sismique n'avait jamais été enregistrée par la météo du Japon. Le tremblement de terre a été suivi d'un énorme tsunami qui, après s'être concentré, a déferlé tout au long de la côte pacifique du nord. Le nombre des victimes a atteint près de vingt mille, celui des sinistrés plus de trois cents mille. Notre billet 113 daté du 15 mars en fit état en le comparant avec un cataclysme de la même dimension qui serait survenu voici mille cent-cinquante ans dans la même région.

   Si les dégâts s'étaient limités à ce bilan, le sinistre aurait été classé comme une des catastrophes éventuellement possibles, même si cela n'arrivait qu'une fois tous les mille ans dans l'archipel. Cependant la réalité était tout autre. L'immense tsunami qui s'en est suivi avait fondu sur les quatre centrales nucléaires situées sur la rive pacifique de Fukushima, provoquant de graves dysfonctionnements du système de refroidissement des réacteurs. Avec des conséquences horribles (cf. billet 114).

   Les habitants dans un rayon de 20 km du centre sinistré, ont dû évacuer leurs villes et villages irrémédiablement contaminés et pollués. La zone est interdite pour une date indéterminée. Pour l'éternité ? On n'en sait rien. La prétendue exiguïté de l'aire polluée par rapport à Tchernobyl (1986) ne console personne. Qui ignore que, comparé à une grande étendue russe continentale, l'archipel n'est qu'un petit lopin de terre?

   Plus de quatre ans passés après l'accident, je commence à me rendre compte que la chose est faite, quoiqu'on ne sache exactement ce que c'est que la chose. Le plutonium 239 aurait une très longue vie, nécessitant, pour fondre de moitié, vingt-quatre mille ans. 24 000 ans pour une demi-vie. Alors combien d'années pour disparaître complètement?

   Selon nos archéologues, 24 000 ans BP, c'était l'époque du premier peuplement dans l'archipel, période glacière où les peuplades, de provenance probablement continentale, cueillaient des noix, chassaient des cerfs, bisons ou mammouths. L'archipel en forme d'un arc était relié au continent par le nord et le sud, formant un grand lac intérieur (la mer du Japon ou de l'Est) situé tout à fait à l'est donnant sur le Pacifique.

   On ne connaît évidemment rien de ce qu'étaient leurs valeurs morales d'où auraient émané pensées, langues, idées et même religions. En revanche, que sait-on dans 24 000 ans, quand le plutonium 239 aura dû diminuer de moitié, de ce qu'il restera des valeurs dont les modernes se targuent d'être dépositaires? D'ailleurs, les hommes, subsisteront-ils après tout? La force nucléaire à Fukushima nous fait concevoir l'inimaginable au-delà de l'infini.

   Après Fukushima, il s'est produit en moi quelque chose d'indicible qui peut se passer, pour se perpétuer, non seulement de la raison, du jugement, de la justice mais de toute la morale finalement temporelle, précaire et limitée. L'indicible n'est en soi ni un bien ni un mal, il n'est pas catalogué dans une catégorie de pensée née du temps humain. Le produit de Fukushima, à force d'avoir une longue vie, est devenu atemporel, a-oristos «non limité» (cf. billet 323). C'est pourtant quelque chose que l'humanité ne peut ignorer et dont il faut constamment tenir compte pour l'empêcher de se mettre hors des gonds. Il s'agit d'une nouvelle vision du monde qui confine à une religion.

   Ces lignes que je compose, je les trouve maladroitement inspirées par un remarquable ouvrage Fukushima, récit d'un désastre (Michaël Ferrier, Gallimard, 2012, cf. billets 236, 237). L'écrivain français vit à Tokyo, enseigne la littérature française dans une université. Ce livre étonnamment lucide et courageux me fascine tout en me rebutant. Il me rebute car il me donne des affres. Il me fascine car il me cause des transes. Le livre de Michaël Ferrier me communique de la peur et du courage pour continuer de vivre. Le langage est notre seule arme pour lutter contre l'immonde (im-mundus). (Fin de l'article)

 

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Commentaires
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Merci de ce gentil commentaire. Six mois après la parution du livre de Michaël Ferrier, nous nous sommes contactés en mail. Je lui ai dit quelque chose comme: Fukushima pourrait nous sauver, tout en nous condamnant. C'était mon sentiment de l'époque. Il m'a demandé comment. Et voici ce que je pense pour le moment.
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L
Très bon billet au ton presque pascalien... Oui, il faut analyser Fukushima à l'aune de la longue durée pour prendre la mesure (mais cela est-il possible?) de la monstruosité de l'événement et de ses conséquences. Nous sommes devant un nouvel "infini" que nos moyens mentaux ne permettent pas de concevoir ou de comprendre. D'où, à la fois votre désarroi et le choc ("indicible") qui oblige à regarder le monde sous un autre angle (lequel? Celui qui précède l'Apocalypse?). Le livre de M. Ferrier aborde avec beaucoup de sérieux (et de manière originale) ces graves questions.
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