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Philologie d'Orient et d'Occident
13 janvier 2015

Suis-je Charlie ?

Philologie d'Orient et d'Occident (314)   Le 13/01/2015 Tokyo

                                                                                         Susumu Kudo

Manifestations en France pour la liberté d'expression.     

Suis-je Charlie ?

001039

Coquelicots par Misao Wada (cousu main)

 

À un ami français,                                                                le 12 janvier, 2015, Tokyo

   Le 10 janvier, samedi, j'ai discuté dans un café à Shinjuku avec Mme D. (Japonaise mariée à un Français) sur le port de la pancarte «Je suis Charlie» pour la manifestation gigantesque prévue dimanche à Paris en hommage à «Charlie Hebdo» dont l'équipe vient d'être décimée. Je me sens entièrement solidaire avec les familles des victimes et tous les Français qui veulent défendre la liberté d'expression. 

   Par contre je trouve un peu des B.D. une telle manifestation monstre avec les hommes politiques de tous bords confondus (ne serait-ce pas une récupération politique plutôt qu'une manifestation de la fraternité?) pour la défense de la liberté de dire n'importe quoi dans un pays où l'égalité est sinon bafouée du moins passablement entamée. Je ne me sens pas l'envie d'aller manifester avec ce slogan.

   Parce que, tout simplement, je ne suis Charlie dans aucun des deux sens d'être et de suivre. Il m'est arrivé, lorsque j'étais en France, d'acheter le Canard enchaîné mais pas Charlie encore moins Hara-Kiri. Le titre de cette parution, un mot cru, cruel et vulgaire, ne me plaisait guère, le terme correct et rituel étant toujours «seppuku», mot chinois.

   Mme D., jeune, ne connaissait pas cet hebdomadaire, fondé avec Charlie, par François Cavanna qui était encore en vie il y a un an. Si c'était l'équipe de Hara-Kiri, qui était supprimée par les hommes d'Al Qaeda, les Japonais, n'ayant pour la plupart aucune idée de ce que c'était que ces hebdomadaires satiriques, ne seraient pas aussi impressionnés. Car Hara-Kiri veut dire justement «s'éventrer en faisant preuve de ses responsabilités». L'ignoble Japonais Mitsuhirato (drôle de nom! Je ne connais jamais personne sous ce nom) s'est sauvé en se donnant la mort par cet "acte de salut" dans une aventure de Tintin (Le Lotus Bleu, Casterman, 1946).

   Les non-francophones ont parfois peine à comprendre l'esprit satirique français. Quelques-unes de leurs manifestations d'humour peuvent être difficilement assimilables, par exemple lorsque, voici un an et demi (le 11/09/2013), le Canard avait publié un dessin humoristique (?) de deux lutteurs aux membres maigres et tordus, l'un avec trois bras, l'autre trois jambes, avec ces mots en tête: Marvellous! Grâce à Fukushima le combat de Sumos est devenue discipline olympique... Dessin décourageant pour les Japonais, quoique le propos fît récupérer un peu. C'était le Canard. Un porte-parole de Fukushima ou du gouvernement a formulé une protestation contre la maison, qui n'a fait, à bon droit d'ailleurs, que leur rire au nez. 

  Est-ce aussi une forme d'humour, l'image des soldats Américains qui urinaient sur les corps ligotés des prisonniers dans la prison Abū Ghraib où la plupart des prisonnières se seraient suicidées après avoir subi les brutalités sexuelles? Et celle des employés décontractés en polo de la Défense nationale qui vont dans leur bureau bien climatisé en Californie repérer sur l'écran d'ordinateur les islamistes afghans afin de les détruire avec des drones manœuvrés à distance, et de terrasser non seulement leurs ennemis mais, bien souvent, des civils innocents avec? Tout cela me semble aussi abject que les barbaries perpétrées pendant la guerre par l'armée nipponne.

   Tu m'as parlé, dans ton dernier mail, des cloches de Notre Dame qu'on aurait fait sonner au moment de recueillement en hommage aux victimes. Le fait m'a rappelé notre empereur qui doit être du côté des victimes de catastrophes (cf. billet 125) et contribuer à l'unité nationale. Lui, il est un peu comme l'Église en France. Et à son sujet, je pense à ton compatriote, Henri Bernard (1899-1986), juge, catholique et républicain, dans le tribunal militaire international de Tokyo (1946-1948), qui, plaidant pour les généraux nippons, s'acharnait à contester l'immunité du grand absent de la Cour: l'empereur Hirohito.

   La manifestation du 11 janvier à Paris m'a donné à la fois du courage et des déboires. Courage, car je me sens tout réconforté dans mes convictions anti-terroristes. Déboires, car l'image, avec l'uniformité d'idée du slogan «Je suis Charlie» (les pancartes en japonais traduisent, toutes, le verbe «suis» dans le sens ontique) et avec le déferlement de drapeaux tricolores, m'a rappelé l'image ancienne du Japon militaire avec une multitude de groupes de jeunes recrues (tous étudiants!) défilant sous le nuage de drapeaux au soleil levant dans l'immense Jardin extérieur de Jingû, Tokyo.   (À suivre)

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Commentaires
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Cher ami, à te lire, on a l'impression de continuer de s'éloigner du sujet que j'ai mis dans mon billet. Si tu te contentes de dire, pour me répondre, qu'il existe une différence culturelle entre nos sociétés occidentales et les sociétés orientales, autant dire que tu n'as rien compris ce que je voulais dire. Et alors qu'est-ce qu'ils t'ont dit ou fait, tes élèves, après ton gentil conseil: «Les dessins vous choquent? Vous avez le droit de le dire»? Ils savent peut-être ce qui s'était passé après la parution du dessin "humoristique" des sumo à trois jambes et à trois bras dans le Canard en septembre 2011: la protestation d'un porte-parole de Fukushima et la réponse en langue de bois de la part de Canard (le dessinateur était Cabu)?<br /> <br /> <br /> <br /> Je n'ignore pas la tradition gauloise: j'ai fait mon DEA avec Rabelais en 1964. Le problème n'est pas du tout par là. Qu'ils se gaussent des autres, des religions des autres (puisqu'ils seraient tous athées), tant qu'ils veulent, mais à leurs dépens. Les Anciens ont payé par ce qui leur était de plus précieux.<br /> <br /> Tu proposes un débat d'où naîtrait l'intelligence. Mais pour les immigrés en France, surtout de fraîche date, le lieu en est-il assuré? (Je me permets de citer Saïd Bouamama): «Fragilisés socialement, victimes de discriminations massives (à la formation, à l'emploi, dans la recherche de logement, etc.) humiliés par des contrôles de police permanents, présentés comme un danger pour la société, mis en accusation permanente dans les médias et enfin de nouveau humiliés par les attaques incessantes contre l'islam, certains de ces jeunes sont en recherche d'un canal pour exprimer leur révolte».<br /> <br /> Dans cet état, peuvent-ils se payer le luxe de débattre tranquillement en français?<br /> <br /> <br /> <br /> Lorsque j'ai débarqué pour la première fois en 1966, à Poitiers, ce fut la veille de la guerre des Six Jours. L'Égypte affaiblie, l'Israël consolida définitivement sa chance. Je me souviens qu'au restaurant universitaire Baptistère St. Jean, les étudiants exultaient devant la télévision de voir des Mirages (israéliens) voler à grande vitesse. Et à Paris 11 janvier dernier, Netanyahu défilait à côte de l'oligarchie française. Vue de loin, la manifestation pour la liberté d'expression m'est un peu comme une énigme.
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G
Je m'aperçois à votre réponse qu'il existe une différence culturelle entre nos sociétés occidentales et les sociétés orientales. En cela, je ne cherche surtout pas à hiérarchiser, mais je constate simplement dans votre dernière phrase "on ne peut impunément se moquer des autres".<br /> <br /> À nombre de mes élèves très croyants qui me donnaient cet argument, je leur répondais simplement. Les dessins vous choquent ? Vous avez le droit de le dire, mais en prenant une arme face à un crayon, vous empêchez toute réponse et c'est l'intelligence qui y perd finalement, puisqu'elle naît du débat.<br /> <br /> Mais cette réponse ne convient absolument pas ici j'en conviens parfaitement. Je pense que personne ne cherche à ranimer l'esprit de "HaraKiri-Charlie" puisqu'il est toujours vivant, et qu'il n'a pas été inventé par eux, mais puise ses racines bien plus profondément dans nos sociétés occidentales. La vérité est que le journal Charlie Hebdo était en train de mourir avant les attentats, faute de lecteurs. Le parti pris très souvent anti-musulman pour caricaturer, fatiguait beaucoup de lecteurs. D'autres part, le directeur de publication avait évincé de nombreux caricaturistes et j'avais moi-même interrompu mon abonnement à cause d'une éviction particulièrement scandaleuse. Les attentats n'ont permis que de ressusciter un hebdomadaire moribond.<br /> <br /> D'autre part, les 4 millions de personnes qui ont défilé ne défendaient pas "Harakiri Charlie", mais bien cette liberté d'expression, noire, violente, cynique, "sans limite" !<br /> <br /> Mais d'où vient cet humour, cette liberté d'expression ? L'analogie est évidente avec les chansons paillardes étudiantes qui raillent les enseignants, le pouvoir en général, et n'ont qu'une ambition : rire ! Les charivaris et autres carnavals qui parcourent l'Europe au XIXème siècles ont une parentèle directe avec cet esprit "Charlie". Moquer le puissant, renverser les codes et cadres sociaux pour un temps donné limité, sans volonté autre que le rire de tout.<br /> <br /> Avant cela, le marquis de Sade (remettant en cause Dieu, la sexualité, le cadre social), Volaire, Beaumarchais, Molière (Don Juan est un exemple frappant).<br /> <br /> Au XVeme et XVIème siècle, les multiples pamphlets qui circulaient avaient une analogie criante avec Charlie.<br /> <br /> N'oublions pas bien sûr le tenant de cet humour noir, violent, bon vivant, François Rabelais.<br /> <br /> Mais cet humour n'est pas français, les chants goliards, très clairement païens parcourent l'Europe de monastères en monastères tout au long du moyen âge.<br /> <br /> Que dire de la tradition orale des Mille et Une nuits, véritable ode à la fête, à la débauche, qui casse tous les tabous.<br /> <br /> Durant l'empire romain, de nombreuses fêtes et jeux renversaient explicitement l'ordre établis, comme les bacchanales. De nombreux lieux servaient de défouloir au peuple.<br /> <br /> Dès la Grèce Antique, les fêtes dionysiaques renversaient déjà l'ordre établi. Et les pièces d'Aristophane renversaient le pouvoir établi, dénonçaient l'existence de Dieu, donnaient le pouvoir aux femmes... Socrate lui-même a fini par être tué de contester l'ordre établi, de questionner la société.<br /> <br /> La tradition populaire occidentale a toujours refusé les codes de l'honneur de l'aristocratie et "Harakiri Charlie" en est l'un des nombreux fruits. Sans pouvoir, la société occidentale a toujours toléré tous les excès. Diderot n'écrivait-il pas " La liberté d'écrire et de parler dépend soit de l'extrême bonté du prince, soit du profond esclavage du peuple".
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X
Et voilà où vous en êtes actuellement. Vous essayez alors de ranimer l'esprit de Harakiri et les mêmes moyens d'une liberté d'expression? Vous tomberez alors dans un trou encore plus profond que l'actuel. Je suis bien au courant de l'état d'errances des intellectuels francophones "éduqués" par ces fanzines lorsqu'ils étaient jeunes.<br /> <br /> Je comprends également que loin de l'étymologie, on ne s'inéresse qu'au sens altéré, perverti du moti (Harakiri). On ne peut impunément se moquer des autres.
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G
L'étudiant français que vous avez été ne peut faire l'impasse d'une analyse culturelle de Charlie Hebdo et feu Hara Kiri mensuel qui ont toujours revendiqué l'héritage rabelaisien de la démesure, de l'excès, de la violence du verbe, qui dénonce sans se prendre au sérieux. Votre interprétation de "Hara kiri' n'est pas à prendre au sens oriental du terme, mais bien dans son acceptation française popularisée au sens de "tout faire exploser", non pas avec des armes bien sûr. Hara Kiri ce fut faire exploser la censure, exploser le ministère de l'information, le contrôle des mœurs... Ces gens ont créé les moyens d'une liberté d'expression que nous sommes en train de perdre aujourd'hui, faute de l'utiliser. L'autocensure actuelle est encore pire que la censure.
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X
Merci de votre commentaire. Veuillez voir mon «Suis-je Charlie ?» 2, mardi prochain (le 27/02/2015).
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