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Philologie d'Orient et d'Occident
11 novembre 2014

Éloge de la parole et l'arbitraire du signe (5)

Philologie d'Orient et d'Occident (305) 

Le 11/11/2014   Tokyo  K.  Éloge de la parole (5)

Dans les pays d'idéogrammes, le signe linguistique est-il arbitraire?  

Repenser la phrase du bassin chinois: Sàn-shì-pán

001107

«Téléphone mobile» selon Misao Wada (cousu main)

   Les cinq premiers caractères 夨撲signifiant «À la suite de l'agression du territoire des San par les Tsèk, ...» gravés au fond du bassin Sàn-shì-pán, fabriqué près de 3000 ans BP (cf. billet 300), se lisaient de différentes manières suivant lieux et époques:

   1)  à la dynastie Zhou, époque du bassin:   diung tsïək p'uk san 'iəp;

   2)  dans le nord antique (en kan-on):          yô sok hok san ;

   3)  en chinois moderne (mandarin):            yòng zè pū sàn yì;

   4)  en japonais (lecture chinoise):               yô soku boku san     (cf. billet 304)                                                                                                                                                                                           

   Des cinq caractères, san seul conserve une lecture invariable tout le long des quatre périodes. L'écart phonologique entre 1) le Zhou et 2) le kan-on (diung tsïək p'uk san 'iəp / yô sok hok san yû) ne permettra même aux sinologues avertis de rien y reconnaître, à la première écoute, qui laisse soupçonner qu'il existe des liens organiques entre ces deux états de la même langue.

   Une phrase latine constituée de cinq mots, telle: «Dux cum exercitu profectus est», serait rendue dans une langue issue du latin, en français moderne en l'occurrence, par: «Le général est parti avec l'armée» avec cinq vocables dont la correspondance au latin n'est pas discernable, pour celui qui ne s'y connaît pas, et un seul petit élément commun en écriture, différent en lecture: est. L'écart entre les deux états de la langue chinoise est proportionnel à l'écart entre le latin et le français moderne, quoiqu'examiné de près, le français s'écarte plus du latin que le kan-on, du Zhou.

   Or, comment les modernes peuvent-ils accéder à la langue de l'antiquité? Pour remonter du français au latin correspondant, il faut tout un savoir, voire toute une technique qui ne s'acquiert pas dans de petites leçons suivies pour le loisir, alors qu'en chinois, l'accès à l'ancienne parole est direct, sans détour. Car les idéogrammes, mots-images porteurs de sens, fonctionnent comme une machine sémantique à voyager dans le temps et nous font revenir aux débuts du langage. Sans s'inquiéter de certains bruits, c'est-à-dire, de différents états phonétiques de mots, on peut survoler, d'un seul coup, trois mille ans d'espace pour se poser au cœur même d'un discours extrêmement archaïque.

   Pour ces merveilles de communication, tous les petits Chinois ou Japonais consacrent quatre ou cinq ans d'école à apprendre un millier d'idéogrammes. Ici, le travail est plus manuel, concret, pratique, et moins abstrait, voire moins conceptuel. Le signe linguistique est plus physique que psychique. Le signifiant, «image acoustique» au sens saussurien du terme, est, curieusement mais à juste titre, plus une image qu'un son.

   Cette continuité n'existe plus dans les langues alphabétiques en Occident où triomphe surtout le phonétisme. La tradition d'écriture figurative (hiéroglyphes) apparue en Haute Égypte à la fin du VIe millénaires BP, comparable, en date et en méthodologie, aux idéogrammes chinois, s'est perdue presque complètement à l'époque romaine après avoir été effectivement utilisée pendant trois millénaires. En Occident, la perception visuelle d'origine (parole en images) s'est transformée en perception auditive (langue phonétique). La rançon de cette transformation était de taille.

   L'une des trois écritures gravées dans le fragment de stèle appelée «pierre de Rosette» résista plus de vingt ans aux essais de déchiffrement avant qu'un génie français, Jean-François Champollion, n'y réussisse. Il s'agit des hiéroglyphes égyptiens qu'on ne savait plus, depuis longtemps en Occident, interpréter à la chinoise. Il en était de même de l'écriture hittite, d'origine également figurative. Le mycénien B, non alphabétique mais syllabique, pratiqué au deuxième millénaire avant l'ère chrétienne mais définitivement perdu bien avant l'hellénisme, devait être aussi d'origine figurative.

  Pour les Orientaux, l'originalité du vieux débat politico-philosophique sur la thèse de Cratyle pour qui «le signe était de formation "naturelle"» (cf. billets 1, 62) ainsi que sur l'arbitraire du signe linguistique de Saussure: «Le principe de l'arbitraire du signe n'est contesté par personne» (cf. billets 62, 64) doit émaner du phonétisme irréversiblement installé en Occident. (Fin pour l'arbitraire du signe).  

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