L'empire du Japon (25) - ce qui manquait à l'empire
Philologie d'Orient et d'Occident (300) Le 07/10/2014 Tokyo K.
L'empire du Japon: son essor et ses limites (25)
Bassin chinois et bouclier grec : ce qui manquait à l'empire
Un kaki par Misao Wada (cousu main)
Vu la proximité des deux zones, l'empire du Japon tranchait considérablement avec la Chine impériale par son retard dans tous les domaines de la civilisation. Les débuts de l'empire magico-religieux de l'archipel, dont la configuration politique et géographique reste indécise, ne remontent, selon Mizuno Yû (cf. billets 283, 286), qu'à environ 200 A. D., date où l'empire des Han postérieurs, qui venait d'entrer en relations avec l'empire romain (de l'empereur Marc-Aurèle), avait déjà durant plusieurs milliers d'années dirigé un État fondé sur le gouvernement central et l'écriture.
L'empire antique de l'archipel, dès qu'il fut en contact avec le continent civilisé, avait beaucoup à faire, sinon pour le rattraper, au moins pour s'estimer égal à lui. L'empire japonais a essayé de combler l'écart et le vide par inventions, imitations et fictions de toutes sortes, produites avec emprunt de l'écriture chinoise.
À mi-septembre, l'auteur du présent article s'est rendu au musée national d'Ueno, Tokyo, pour voir un bassin dit Sàn-shì-pán 散氏盤 «bassin à la famille Sàn». De bronze, rond, massif en forme de coupe de grande taille: 55 cm de diamètre, 21 cm de haut, pesant 21 kg. L'objet appartient au musée des collections impériales à Taipei.
Gravés au fond du bassin, plus de 350 idéogrammes à l'aspect du linéaire B mycénien sont savamment rangés, codifiant l'accord d'un contentieux territorial entre les deux familles (il s'agit des pays): Sàn 散 et Tsèk 夨(=仄).
Les premiers dix idéogrammes du texte s'énoncent ainsi:
用夨撲散邑 廼即散用田 «Par suite de l'agression du territoire des Sàn 散 par les Tsèk 夨, transférer (céder) aussitôt aux Sàn la terre (suivante)» (traduction K.)
Ce bassin chinois est daté, selon le catalogue de l'exposition, du VIIIe au IXe siècle avant J.-C (dynastie des Zhou), longtemps avant le règne de Jinmu, premier empereur (fictif) du Japon. Le pouvoir politique d'arbitrage, visualisé dans les signes burinés, se conservait dans le bronze. La grandeur de l'antiquité chinoise consiste donc tant à avoir inventé cette écriture qu'à s'en servir pour maintenir l'état de cessation des hostilités.
À ces idéogrammes qui pérennisaient un processus de la paix, font pendant, en date et en idée, les images chantées dans la langue poétique de l'Iliade, également gravées dans le bronze d'un bouclier. Le grec homérique y présentait diverses scènes de la vie hellénique.
Il s'agit du nouveau bouclier d'Achille que Hèphaestos, dieu forgeron, fabriqua à la demande de Thétis, mère d'Achille. Dans le bouclier, l'ouvrier divin produisit la terre, le ciel et la mer. Sur le pourtour du bouclier, il mit aussi le puissant fleuve Océan:
Ἐν δ᾽ ἐτίθει ποταμοῖο μέγα σθένος ᾽Ωκεανοῖο (Iliade, Paris, Hachette, éd. A. Pierron, 1869, chant XVIII, vers 607).
Une des scènes remarquables qu'il représenta dans le bouclier est celle des deux hommes qu'oppose un conflit sur le dédommagement de la perte d'un homme:
(...)· δύο δ᾽ ἄνδρες ἐνείκεον ἕινεκα ποινῆς (ibid.v. 498)
ἀνδρὸς ἀποφτιμένου· (...) (v. 499)
Et la suite:
(...)· οἱ δὲ γέροντες (v. 503)
εἵατ᾽ ἐπὶ ξεστοῖσι λίθοις, ἱερῷ ἐνὶ κύκλῳ· (v. 504)
σκῆπτρα δὲ κηρύκων ἐν χέρσ᾽ ἔχον ἠεροφώνων· (v. 505)
τοῖσιν ἔπειτ᾽ ἤϊσσον, ἀμοιβηδὸν δὲ δίκαζον. (v. 506)
Κεῖτο δ᾽ ἄρ᾽ ἐν μέσσοισι δύω χρυσοῖο τάλαντα, (v. 507)
τῷ δόμεν, ὃς μετὰ τοῖσι δίκην ἰθύντατα εἴποι. (v. 508)
(...). Les anciens
Étaient assis sur des pierres polies en cercle sacré,
Ayant les sceptres dans les mains des hérauts à la voix retentissante.
Avec les sceptres, ils s'élançaient, jugeaient à tour de rôle l'affaire.
Au milieu étaient mis deux talents d'or
À donner à celui qui prononcerait parmi eux une sentence d'une souveraine équité. (tr. K.)
Les deux grands peuples d'Orient et d'Occident, chinois et grecs, savaient ce que c'était que la langue et la rendaient éternelle, en douant de parole les objets peu communs pour leur donner la valeur tout à fait exceptionnelle. Ce que j'admire chez eux est leur confiance en la langue ou, mieux, leur culte sans équivoque du langage, instrument de la paix. (L'empire du Japon: Fin)