Philologie d'Orient et d'Occident (278)

                                        Le 06/05/2014        Tokyo    K.

L'empire du Japon: son essor et ses limites (3)

Intermède (2)   L'empire des signes et la «voix»

001032   Coquelicots par Misao Wada (cousu main)

 

   Le 23 avril 2014 le mercredi, de l'université de Tokyo (département de littérature française), on me fit parvenir une invitation à une conférence tenue vendredi 25 avril, de 18h30 à 20h, à l'université de Tokyo, Faculté des lettres, bâtiment 1, salle 316, sans traduction, entrée libre. En haut du prospectus était le nom du conférencier: William Marx, professeur à l'Université Paris Ouest Nanterre La Défense.

   La séance était intitulée «La littérature: une voix venue d'ailleurs? - D'Homère à Valéry». Le conférencier est professeur des universités, normalien, agrégé de lettres classiques, ancien de l'Institut universitaire de France, essayiste, auteur de plusieurs ouvrages publiés chez les meilleurs éditeurs et couronnés de prix, mais je n'en ai pas encore lu un seul.

   J'avais à préparer, pour samedi matin du 26, une intervention hebdomadaire dans un cercle de lecture homérique. Entre deux plaisirs: assister à la conférence ou être présent le lendemain matin à la deuxième séance (j'avais manqué la première) de la rentrée d'avril, j'ai choisi le moindre qui se continuait depuis 1983. Je n'ai donc pu me payer le luxe d'entendre la conférence de William Marx.

   Le prospectus était flanqué d'un imprimé de deux pages de résumé de la conférence. Or, sur ses 14 citations, 6 étaient d'Homère (4 de l'Iliade et 2 de l'Odyssée toutes en traduction française). Les 8 autres sont de Valéry, Rimbaud, Plutarque, Mallarmé et quelques anonymes. Pour Homère, j'ai été un peu surpris de n'y voir que la traduction en français. Aucune ombre du grec ancien.

   Sur 6 citations homériques, chacune composée de quelques vers, 4 avaient des imperfections évidentes consistant dans une correspondance inexacte entre l'indication des vers cités et la traduction en français qui devait y correspondre.

   L'une des deux citations exemptes de ces erreurs concerne une scène du dialogue entre le roi Priam et Hélène sous les yeux desquels s'étend la plaine d'Ilion grouillant de guerriers achéens (Iliade III, 166-180). L'attention de Priam fut attirée par un colosse qui surpassait les autres (il s'agit d'Agamemnon, dont la puissance porte loin). Le vieux roi demande à Hélène: ὥs μοι καὶ τόνδ᾽ ἄνδρα πελώριον ἐξονομήνῃς (v. 166) que je traduirais littéralement: «Qu'ainsi tu me nommes donc ce guerrier prodigieux».

   Or, M. Marx a préféré la traduction en ce français bonhomme (il ne donnait pas dans son imprimé le nom du traducteur): «Je voudrais, par exemple, connaître le nom de ce guerrier prodigieux». Ici, la personne (seconde) du verbe ἐξονομήνῃς est transposée dans la première, le mode (subjonctif) dans le conditionnel.

   À part l'emploi injuste du français, langue succédanée, au lieu du grec ancien lui-même pour représenter la voix poétique grecque, comment pouvait-on négliger ces détails, surtout lorsqu'il s'agissait de la voix poétique? C'est un peu se moquer de l'auditoire japonais qui est sinon mieux au moins aussi bien fait que les francophones, par le biais du chinois classique, à la voix des langues anciennes. L'organisateur de la conférence, un des meilleurs valériens japonais, n'en aurait pas partagé l'idée.

   Je lui ai envoyé, en guise d'excuse et faute de répondre à son invitation, un petit courriel détaillant les imperfections de ces citations. Pour sa part, il s'est justifié au téléphone en m'expliquant qu'il ne pensait qu'à ses étudiants peu hellénistes qui devaient constituer l'auditoire. Cet incident était pour moi une occasion de méditer sur la qualité d'échanges culturels arrangés hâtivement entre l'Empire japonais et la République française. Préoccupé de l'apparence, on ne répond pas au vrai désir de l'auditoire.

   Dans notre séance de lecture homérique du 26 avril, nous avons eu le plaisir de voir se joindre à nous deux nouveaux dont l'un, homme d'un certain âge, nous a étonnés en scandant d'un seul trait la première strophe de l'Iliade commençant par: Μῆνιν ἄειδε, θεά, Πηληϊάδεω Ἀχιλῆος, que lui aurait inculquée un de ses anciens professeurs de collège et qu'il avait apprise sans en comprendre le sens. C'est donc un souvenir de la voix qui lui aurait insufflé de l'envie de recommencer le chant d'Homère. (À suivre).