Yoshimoto Ryûmei (4), philosophe de la langue
Philologie d'Orient et d'Occident (221)
Le 02/04/2013, Tokyo K.
Yoshimoto Ryûmei, philosophe de la langue (4)
«Prince et princesse: fête de printemps» par Misao Wada
Pour caractériser le japonais sans écriture qui précédait l'époque de Nara, l'idée de Yoshimoto Ryûmei est des plus instructives. Les éléments en japonais antique qui débordaient les cadres de la langue classique, le critique atypique les reconnaissait dans plusieurs expressions: les deux dialectes du sud et du nord: ryûkyû et tôhoku, la langue des anciens documents littéraires tels: le Koji-ki, le Nihon-shoki ou le Man'yô-shû, ainsi que l'Omoro-sausi de ryûkyû (cf. billets 34, 36).
Son Bokéi-ron («Sur la matrice», 1995, Tokyo) témoigne que Yoshimoto s'intéressait sérieusement à la langue ryûkyû. Par contre, son analyse peu sûre du tôhoku atteste que sa compétence en la matière était loin d'être parfaite. Dans un chapitre intitulé «Sons caducs», il cite plusieurs exemples douteux (op. cit. p. 230 sq.).
La tournure tôhoku, gatta, pour le japonais standard wakatta «compris, pigé», doit être interprétée: wagatta, accentuée non pas sur la syllabe -ká- (wakátta) mais sur la finale -tá (wagattá). En tôhoku, wa- ne se fait pas escamoter. Ce qui est ici en question n'est la caducité phonétique mais le système d'accentuation, très différent du japonais du centre. L'accentuation tôhoku, ainsi que l'absence de distinction: sonore (-g-) / sourde (-k-), rapprochent la langue plutôt de l'aïnou. Avec sa connaissance essentiellement livresque, Yoshimoto ne savait tirer parti de cette particularité pratique pour mettre en évidence un point commun entre tôhoku et aïnou.
Le tôhoku me («prune») pour le japonais standard ume constitue une difficulté de plus de l'argument. J'emploie le mot standard, puisque Yoshimoto utilise, dans son catalogue contrastif tôhoku / japonais standard, le terme ambigu standard sur lequel on reviendra plus tard. J'ai montré dans le billet 8 que ume venait du chinois (go-on) mai. En japonais standard, le u- était ajouté pour faciliter la prononciation de la nasale initiale m-. Le même phénomène était produit dans le mot uma «cheval» (< me / ma, go-on) (cf. billet 8). On peut supposer que le me «prune» est plus proche du chinois mai que du japonais du centre ume. Yoshimoto, peu connaisseur en tôhoku, a manqué ici aussi à exploiter ce témoignage favorable à l'idée du tôhoku conservant un état plus archaïque que le japonais classique.
Son exemple en tôhoku: kepporu pour keru «donner un coup de pied» m'a fait douter définitivement de sa compétence de la langue du nord. Son kepporu doit être kepparu qui vient de kiparu = kibaru = kiharu «avoir l'esprit bien tendu, tenir bon». C'est de son homologue ryûkyû: tchibayun que provient le fameux mot d'exhortation : tchibaryô ! (kepparé ! en tôhoku) «tenez bon!, courage!». Kepparu est, plutôt qu'une forme raccourcie, une emphatique par redoublement consonantique (-p- > -pp-).
Yoshimoto, peu savant en tôhoku, n'a pu saisir une fois de plus une bonne occasion pour consolider son jugement que le ryûkyû et le tôhoku, deux parlers présumés antérieurs au japonais du centre, pouvaient être originellement liés.
Pour la différence de fait qui existe entre les deux langues du nord: tôhoku et aïnou, l'idée de Yoshimoto est ambiguë. En affiliant l'aïnou au groupe des langues dont les «sons et sens débordaient les cadres de la langue représentée dès l'époque de Nara par l'écriture chinoise» (cf. billets 219, 220), il semble reconnaître que l'aïnou était, comme le ryûkyû et le tôhoku, une des langues archaïques de l'archipel.
Je viens de montrer que l'aïnou, tout en étant une langue archaïque, diffère totalement des autres langues de l'archipel, en morphologie et en syntaxe. Le critique Yoshimoto partageait-il mon idée ?
Sur le chapitre des dénominations archaïques (c'est-à-dire, la parataxe reconnue comme procédé d'appellation dans les langues anciennes d'Occident, dont Yoshimoto n'a pas connaissance), il cite dans son ouvrage, probablement pour rapprocher l'aïnou des autres langues archaïques de l'archipel, deux exemples toponymiques présumés aïnou: 気仙沼 Kesennuma et 白石 Siroisi (ibid. p. 200), respectivement expliqués: kes-en-nu-ma (bout/fesse-brillant-poissonneux-fjord) et sir-o-us-i (montagne-bout/fesse-flanqué-lieu). Siro 白 de Siroisi 白石 peut être sir «montagne» (cf. billet 216). Sa traduction de: kes et o dans le même segment sémantique «bout/fesse» est plus que douteuse. (À suivre).