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Philologie d'Orient et d'Occident
18 septembre 2012

Naert et ses critiques, connaissaient-ils l'aïnou ? (2)

Philologie d'Orient et d'Occident (195)

                                              Le 18/09/2012, Tokyo    K.

                                 Naert et ses critiques

                      connaissaient-ils la langue aïnou ? (2)

 

    À la vue de la mention «the liver (foie)» pour le mot aïnou yukram dans le Dictionnaire aïnou-anglais-japonais de John Batchelor (1926), Naert dit avoir senti un frisson. Un petit passage dans la traduction en anglais de son texte suédois en rend ainsi compte: «That is when I felt a virtual shiver of excitement.» Je reproduis en français le contexte:

    «Ainsi, alors que je n'avais plus trouvé d'évidences de lien entre aïnou et langues ouraliennes, je ne pouvais me retenir de noter le plus de similarités évidentes avec les mots indo-européens. Cependant, j'ai ressenti un véritable choc, précisément à la dernière page du dictionnaire de Batchelor, qui dit au début de la page, yukram "le foie"! Cette vue me fit tressaillir: je ne pouvais m'empêcher de penser au mot indo-européen "foie" [etc., pour la suite, je me permets de renvoyer le lecteur au billet 194]. C'est à ce moment-là que j'ai abandonné mon hypothèse ouralienne.» (Texte en anglais, in The Ainu Library, Tokyo, Synapse 1998, coll. 2, vol. 4, p. 6)

    Tout le chapitre 338 de la thèse indoeuropéenne de Naert (La Situation linguistique de l'aïnou, 1958) est consacré au mot yukram «foie», énoncé en ces termes:

    «Yukram "The liver", [...] Ch(iri Masiho) explique yukram comme yuk "ours, cerf" [...] + ram "viscère" [...]. Cette interprétation est à peu près certaine pour ce qui est de ram, mais pour yuk elle est à peu près aussi certainement une des nombreuses preuves du désarroi des étymologues qui ne veulent pas voir plus loin que l'aïnou et le japonais pour expliquer celui-là.»

    Après quoi, il conduit le lecteur vers l'éventualité du lien indo-européen *jekw-, concrétisé en lat. jecur / gen. jecoris (*iecinis d'après Origines, Benveniste, plus tardif, jecinoris, jocinoris); en sansk. yákrit, gén. yaknáh, en gr. ἧπαρ, ἧπατος.

    Il continue: «L'adjonction de ram - [...] - s'explique suffisamment par le besoin de distinguer de l'homonymie yuk "ours, cerf"».

     Du coup, il invente un nouveau mot aïnou yuk qui serait provenu d'une vieille racine indo-européenne qui signifierait non pas «poumon» mais «foie» (car yukram, que Batchelor traduit par liver, signifie «poumon» et non pas «foie», cf. billet 192). C'est ici que Naert ajoute: «quant à la labilité du sens (foie ~ poumon), c'est une des trivialités de la sémantique». Tout entiché de sa théorie indo-européenne, il violentait la langue aïnou.

    Sa description étymologique de yukram comporte un autre témoignage de mauvaise foi. C'est qu'il a manqué de remarquer l'autre mention (Syn. Kinop) de Batchelor. Comment aurait-elle pu lui échapper, puisqu'il n'y avait que deux remarques pour yukram : "the liver" et "Syn. Kinop" ?

    Ses propos sur le savant aïnou Chiri, collaborateur du linguiste Hattori (cf. billet 187), font sentir autant la condescendance que l'insolence de celui qui se croit passablement doué en science comparative des langues indo-européennes, envers celui qui semble en être, en tout état de cause, dépourvu : un aïnologue aïnou.

    Mais comment la langue aïnou dont l'existence pourrait remonter à la période, sinon antérieure au moins non postérieure à la formation d'une branche indo-européenne, aurait-elle pu emprunter à cette dernière les mots dont elle avait besoin ? La volonté de nier la véritable étymologie du mot yukram, tout en la sachant, pour la faire rentrer dans le giron indo-européen, a quelque chose de malsain. Passe encore qu'il ait voulu lier yukram au sanskrit yákrit (car, il y a similarité apparente), mais il a voulu l'affilier d'emblée au latin, la principale des langues indo-européennes.

    Dans ses Origines, Benveniste avait fait remonter le mot sanskrit: yákri-t, gén. yaknáh à *yékwri(t-), *yeknés. (Origines de la formation des mots en indo-européen, Paris 1935, p. 8).

     Naert, linguiste, connaissait certainement Émile Benveniste dont la célèbre thèse Origines figure dans sa liste d'une centaine d'ouvrages cités. Plus tard, le compte rendu peu favorable, voire sans appel, de ce dernier sur sa thèse indo-européenne a dû longtemps l'affecter. Il ne fit jamais mention de lui. Il fuyait sa critique. (À suivre) 

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