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Philologie d'Orient et d'Occident
14 février 2012

Deux i dans l'ancien japonais

Philologie d'Orient et d'Occident (164)
                                       Le 14/02/2012,  Tokyo 


Le cas d'un mystérieux poème du Man'yô-shû
Deux i dans l'ancien japonais



     Je veux m'attarder un peu sur un problème dont Tanaka Ôhide n'avait aucune idée. Il s'agit de la nature des deux groupes divergents de kanji (man'yô-kana) qui étaient censés rendre les syllabes C (= consonne) + i (ki, gi, fi, bi, mi) et C + e (ke, ge, fe, be, me) dans le japonais antérieur à l'époque Heian (cf. billet 163). Ce désir d'explication, loin de montrer au lecteur ma maîtrise, vient plutôt de ma compréhension insuffisante en la matière. Je veux me rendre compte de quoi il s'agissait.

     Pour représenter -mi de kami « dieu », on employait un des kanji de la catégorie B : 未, 味, 身, etc. Pour -mi de kami « cheveux », c'était au tour de la catégorie A : 美, 三, 見, etc., d'entrer en fonction. Ces deux groupes ne permutaient pas. En man'yô-kana (selon Masamune Atsushi : Index général du vocabulaire man'yô-shû, Tokyo, Heibon-sha, 1974), kami « dieu » est rendu par 可未 (11 fois), alors que, kami « cheveux », par 可美 (2 fois). Le kana actuel み (mi) est une simplification non pas de 未 mais de 美.

     Or, on sait que chez des poètes de l'Est, paysans, soldats et leurs femmes, cette habitude d'écriture n'était pas de mise. Souvent, kami « dieu » était rendu par 可美 (poème 4374, 4392). En outre, le poème 4111, où l'on trouve la graphie 可見 (-mi catégorie A) pour « dieu », est du poète Ôtomo-no Yakamochi, compilateur du recueil, homme du centre. Pour expliquer cette anomalie chez l'interprète des hommes de l'Est, j'ai deux idées : soit que Yakamochi, à force de corriger les incultes de l'Est, se soit laissé contaminer par leur langue, soit que la règle qui régissait cette distinction phonologique ait été plus ou moins soumise aux aléas.

     Murasaki-shikibu s'en souciait comme d'une guigne. Pour la femme du Xe siècle, le problème de distinguer entre deux séries de ki, fi, mi, ke, fe, me, etc., ne se posait pas, car la distinction phonologique qui entraînait la différence descriptive s'était perdue bien avant. Était-ce la gestation du kana qui a éclipsé la distinction ? Ou le déclin du critère distinctif a-t-il motivé la naissance du kana ?

     De toute manière, la distinction phonologique de ki, fi, mi, ke, fe, me, etc., était réelle. La série de syllabes ki, fi, mi (catégorie B) aurait été, à l'origine, selon Matsumoto Katsumi (cf. billet 159), de formation [Cu, Co + i emphatique]. Contractées, elles sont devenues kı, fı, mı (avec i non palatal).

     Supposons qu'avant l'introduction du chinois, l'archipel ne connût, pour i, que la voyelle non-palatale ı, quelle qu'en fût l'origine. Le chinois disposait de deux voyelles d'intervention(介音): ı et i (selon le dictionnaire Tôdô, p. 1579). La prononciation de la voyelle i du continent (perçue comme palatale), suivie de certaines consonnes enclines à la palatalisation (k, g, f, b, m), s'est propagée, mais sans parvenir aux pays de l'Est, où l'ı était toujours en vigueur. De là est né dans le centre le contraste entre i palatal, nouveau (catégorie A) et ı non-palatal, ancien (catégorie B), sans que la même chose ne se soit produite dans les pays périphériques, éloignés du centre culturel. À l'Est, on aura mis longtemps à assimiler leur ı à l'i qui allait dominer le pays, alors que dans mon pays (cf. billet 161) subsistait et subsiste toujours ı.

     Pour le double e, voyelle tard venue, le processus de formation est différent. Les deux antagonistes (Ôno Susumu et Matsumoto Katsumi) s'accordent sur l'origine de la voyelle tardive (Sur le vocalisme en ancien japonais, Tokyo, Hitsuji-shobô, 1995, p.111) : l'e de catégorie A (palatal) est sorti de la composition des deux voyelles archaïques i + a. L'e de catégorie B (non palatal) provient de a + i.
     Le cas des deux i semble rendre compte de l'importance de la langue du continent dans la phonologie de l'ancien japonais.

(À suivre pour la phonologie).

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