Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Philologie d'Orient et d'Occident
6 décembre 2011

De l'écriture de l'histoire à l'écriture littéraire (10)

Philologie d'Orient et d'Occident (154)
                                        Le 06/12/2011,  Tokyo      k.


De l'écriture de l'histoire à l'écriture littéraire (10)


Tsurayuki et le kana (2)



     Il y a au moins deux sortes de gens qui tiennent un journal. D'abord ceux qui écrivent pour leur usage personnel, en prenant tous les jours des notes uniquement pour mémoire, pour qu'ils n'oublient pas. Ce qu'ils tiennent, c'est un journal intime qui n'est nullement destiné au public ni à la publication.

     D'autres laissent quotidiennement leurs mémoires par écrit, sinon pour les autres du moins tout en étant conscient de l'intérêt que prendra le public à ces écrits. Le journal d'une grande célébrité contemporaine sera classé dans ce genre. Dans le journal intime comme dans le journal à effet, rien de fictif n'est de mise. Les gens s'attendent généralement à n'y trouver que du vrai et du sérieux. La chronique officielle, telles les Six Chroniques dont les Annales des trois règnes (901, cf. billet 124), appartient à une autre catégorie de journal.

     Dans ces trois conceptions du journal, les opinions personnelles n'étaient admises qu'à condition qu'elles fussent fondées sur des écrits anciens, voire calquées sur des données antérieures. Un savant tel Michizane qui y excellait le mieux était seul capable d'accomplir les Annales des trois règnes.

     Le Haut Moyen-Âge de l'archipel était semblable, sur ce point, à celui de la France où, par principe, aucune originalité n'était encouragée en écriture. L'originalité y était bannie. On n'avait donc, dans la transmission de l'art d'écriture, qu'à copier le latin en France, le chinois classique au Japon.

     Le Tosa-Nikki (appelé anciennement, Tosa-no Niki) « Le journal de Tosa » n'entre dans aucune des trois acceptions détaillées ci-dessus. L'auteur Tsurayuki trahit doublement le lecteur de son « journal » : tout d'abord, tout en étant homme, il écrit en femme. Il se travestit. C'est là une grande trahison de la confiance que porte naturellement le lecteur pour l'auteur du journal. Ce manquement était tel que la notion de « journal » pouvait se trouver bien mal à propos.

     Le Journal de Tosa était teinté de l'humour masculin, de la mâle exagération et même de la pire grivoiserie dont aucune femme de la haute société de l'époque n'ait jamais été capable (Tosa-Nikki, Tokyo, Iwanami, 1979, p. 28). Ces écarts de langage tout à fait propres au sexe fort ne peuvent être tempérés ni occultés par un tel propos de l'auteur travesti en femme sage :

     Moi (puisque femme), je suis incapable de noter la parole des kara-uta (poèmes en chinois classique) entonnés par les hommes. (ibid. p. 10).

     Il y a donc dans ce « journal » une quantité d'éléments fictifs qui s'échappent du genre « journal ». On dirait plutôt une fiction qu'un journal.

     Ce journal de bord couvrant 55 jours du voyage de Tosa à Kyôto contient 69 waka et n'occupe que 60 pages dans l'édition de poche Iwanami. Comme volume, il est miniscule. Le pourcentage de waka sur l'ensemble du livre est moindre que dans le Isé-monogatari (probablement établi un peu avant le Tosa-Nikki, cf. billet 147), recueil composé de 125 petits récits, chaque récit comportant un ou deux waka. Ne peut-on pas penser de là que c'était la poésie (waka) qui précédait la prose ? Ou plutôt la poésie et la prose n'étaient-elles pas fondues en un seul moule de langage qu'était le waka au Japon ?

     Ces deux petites historiettes à waka, premiers ouvrages de l'histoire littéraire du pays écrits en kana, peuvent jeter une lumière nouvelle sur le rapport entre l'écriture et la littérature de l'archipel nippon. Longtemps sous la domination de l'écriture et des lettres chinoises, notre pays a réussi à conserver et à faire renaître dans une écriture sa langue ainsi que ses propres expressions littéraires restées quasiment intactes dans la conscience collective.

    Dans cette renaissance culturelle, le rôle joué par le système phonétique kana, né du kanji, est capital. Narihira, Michizane et Tsurayuki, différents l'un de l'autre, ont tous concouru au même objectif. Le système kana, vide de sens, aura bientôt d'autres problèmes. (À suivre).
     

Publicité
Publicité
Commentaires
Philologie d'Orient et d'Occident
Publicité
Archives
Publicité