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Philologie d'Orient et d'Occident
11 octobre 2011

De l'écriture de l'histoire à l'écriture littéraire (2)

Philologie d'Orient et d'Occident (146)
                                      Le 11/10/2011,  Tokyo      k.


De l'écriture de l'histoire à l'écriture littéraire (2)

 

     Longtemps les femmes japonaises ont été écartées des idéogrammes chinois (kanji). La plupart d'entre elles étaient presque coupées de l'écriture elle-même, puisque le système de kanji était alors le seul moyen d'écriture en usage dans l'archipel.
     Les femmes auteurs des poèmes charmants du recueil Man'yô-shû, dont la plus remarquable Nukata-no Ôkimi (VIIe siècle), savaient-elles se servir des kanji pour transcrire leurs waka ? On peut au moins supposer que leurs poèmes étaient transcrits par les scribes bien versés en chinois. À l'époque, tous les clercs de l'empire étaient masculins.

     Le recueil Man'yô-shû contient de nombreux waka confectionnés par les épouses des hommes de l'Est qui se rendaient vers le Sud pour le service militaire. Le rédacteur, Ôtomo-no Yakamochi 大伴家持 (718 ?-785), procéda à la selection afin de constituer son recueil. Les femmes des soldats provinciaux n'auraient été en mesure de lui confier leurs poèmes sous aucune forme écrite.

     Yakamochi, d'une grande noblesse d'épée, était un homme politique extrêmement cultivé en lettres, c'est-à-dire, en chinois classique comme l'étaient à l'époque la plupart de fonctionnaires. Gouverneur de province et affilié au général intrépide Ôtomo-no Fukefi 吹負 qui avait combattu sous les drapeaux du prince Ôama (futur empereur Ten-mu) aux Troubles Jinshin-no Ran (cf. billet 140), il avait, sans s'être rendu en Chine, une solide connaissance des idéogrammes chinois qui servaient aussi bien à rendre les idées (en commentaires et en thèmes) qu'à transcrire tels quels, en signes phonétiques, les poèmes en japonais.

     Le mode d'emploi de kanji est double : rendre les idées sans s'occuper de l'exactitude de prononciation. Cette fonction convenait pour la présentation des faits dans des journaux ou chroniques, d'où l'usage prolongé du chinois classique dans le genre de l'enregistrement officiel des faits ou des idées, voire dans l'histoire. Par là, on avait affaire à des choses sérieuses, on ne s'occupait que des idées et non pas de futilités comme la prononciation de ces signes. Les femmes n'étaient pas censées y exceller.

    On pouvait faire passer en même temps les kanji pour de purs signes phonétiques sans se soucier de leur significations. J'ai montré, dans le billet 145, qu'on pouvait recourir à deux sortes de procédé pour représenter l'idée « montagne » : 山 yama, prononcé en chinois shan ou san avec idée « montagne », ou 夜麻, prononcé yama sans considération au sens des deux idéogrammes : 夜 « nuit »  et 麻 « lin ». C'était ce dernier emploi de kanji qui rendait possible le Man'yô-shû, premier recueil poétique en langue japonaise.

      Bien qu'on ne puisse penser qu'une femme telle que l'impératrice Suiko (554-628), nièce d'un homme politique bouddhiste, tout puissant, d'origine péninsulaire, ignorât la culture du chinois classique, les femmes des siècles suivants, même nobles, en étaient généralement tenues à l'écart. La condition féminine en Extrême-Orient s'approchait, en Occident, de celle des femmes franques du début de l'ère carolingienne où nombre de jeunes hommes nobles étaient envoyés dans les pays germains pour y apprendre la langue franque (cf. R. Anthony Lodge, Le français : Histoire d'un dialecte devenu langue, Fayard, 1997, p. 91-92). La langue du pays persiste par les femmes plutôt que par les hommes.

     Par où le système d'écriture kana est-il né ? Il n'est pas tout à fait sûr que la simplification des idéogrammes phonétiques (也→や ya, 末→ま ma) ait d'abord commencé chez les hommes lettrés. L'usage du kana « noms provisoires » se répandit pourtant vite et surtout chez les femmes désireuses de s'attribuer l'art d'écrire. Cet art consistait non pas à copier le chinois classique mais à transcrire phonétiquement le japonais, une tout autre langue qui était officiellement étouffée sous l'usage du style chinois.
    Le système kana, idéogrammes débarrasés de leur signification, fut donc un acte d'indépendance linguistique vis-à-vis du chinois. Avec cet outil d'écriture, la romancière Murasaki-Shikibu (du Xe au XIe siècle, les Dits de Genji), savait faire ressortir, de sa solide culture en chinois classique, ce qu'il y avait d'original dans la haute société japonaise de l'époque. (À suivre).

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