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Philologie d'Orient et d'Occident
8 février 2011

L'ouverture d'À la recherche (1) : Proust (37)

Philologie d'Orient et d'Occident (103)
                                    Le 08/02/2011, Tokyo        K.

          L'ouverture d'À la recherche  (1)       Proust (37)

Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n'avais pas le temps de me dire : « Je m'endors. »   (À la recherche du temps perdu, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade » 1954, t. 1, p. 3)

     Avant qu'il parvînt à ce fameux incipit du premier volume d'À la recherche : Du côté de chez Swann (1913), l'auteur avait laissé nombre d'esquisses pour l'ouverture où se tournait et se retournait, dans une chambre sans caractère, un demi-insomniaque qui « tient en cercle autour de lui le fil des heures, l'ordre des années et des mondes » (ibid., p. 5). On ne peut jamais assez s'émerveiller de le voir s'échiner tant à se trouver un moyen d'encadrer son univers romanesque et d'y donner le la.
     Voici une des premières dans laquelle le je-dormeur était présenté au passé-simple.

Jusque vers l'âge de vingt ans, je dormis la nuit. Une sorte de participation à l'obscurité de la chambre, à la vie inconsciente de ses cloisons et de ses meubles, tel était mon sommeil. (À la recherche du temps perdu, « Bibliothèque de La Pléiade », 1987, t. 1, p. 640)

    Le prétérit (je dormis) objectivise le je, en le détachant du temps avec intervention du locuteur. L'auteur aurait certainement voulu employer ce temps intime pour y donner un certain ton, non pas un ton narratif froid mais sur le ton de discours avec lien au présent. Finalement, la phrase au passé simple (je dormis ou je me couchai) n'a pas été adoptée. L'échec du roman Jean Santeuil s'explique par l'adoption, au lieu de la première personne intériorisée, de la troisième personne extériorisée.

    Longtemps, je me suis couché de bonne heure. C'est avec cette petite phrase au passé composé que les amarres furent doucement larguées. L'important était de montrer l'état présent du Narrateur.

     Le propos suivant d'Émile Benveniste rendrait compte des finesses grammaticales de l'incipit d'À la recherche :

Le parfait (le passé-composé) établit un lien vivant entre l'événement passé et le présent où son évocation trouve place. C'est le temps de celui qui relate les faits en témoin, en participant ; c'est donc aussi le temps que choisira quiconque veut faire retentir jusqu'à nous l'événement rapporté et le rattacher à notre présent. » (Les relations de temps dans le verbe français, Bulletin de la Société de Linguistique, LIV, 1959, fasc. 1, repris dans Problèmes de linguistique générale 1, Gallimard, 1966, p. 244). 

     Quel est, donc, le présent où trouve place l'évocation de l'Homme au lit ? À quelle époque de la vie se situe-t-il dans cette chambre à coucher ? De telles questions méritent d'être posées, car, la phrase est au passé composé qui implique deux temps : présent (du discours) et passé (de l'événement). Elles ne peuvent trouver réponse dans les trois manuscrits suivants à l'imparfait. Le Narrateur se raconte dans le passé. Sa position est unique, le temps n'étant pas double.

1) Jusqu'à l'âge de vingt ans je dormais toute la nuit avec de courts réveils […]. Quelquefois je m'endormais tout d'un coup, sans former l'idée que je m'endormais. […] Aussi quand ensuite je m'éveillais, […] instinctivement je cherchais le journal […] pour le jeter et éteindre la lampe afin de m'endormir. (op. cit., 1987, t. 1, p. 641-642)

2) […] Souvent à peine ma lampe éteinte, je m'endormais si vite que je n'avais pas le temps de me dire que je m'endormais. Et une demi-heure après, la pensée qu'il était temps de m'endormir m'éveillait ; […] je me disais : « il est temps d'éteindre ma lampe et de chercher le sommeil. » (ibid., p. 644)

3)   […]  Parfois, à peine ma lampe éteinte je m'endormais si vite que je n'avais pas le temps de me dire : « Je m'endors. » Et une demi-heure après, la pensée qu'il était temps de chercher le sommeil m'éveillait ; je voulais […] éteindre ma lampe ; (ibid., p. 653) (A suivre)

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