Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Philologie d'Orient et d'Occident
22 décembre 2010

Ce que dit la voix (2) Proust (24)

Philologie d'Orient et d'Occident (90)
                              Le 22/12/2010, Tokyo        K.

          Ce que dit la voix (2) : l'aéroplane de Bergotte
Proust (24)

     Le dix-neuvième siècle est une époque où on vit surgir : photographie, électricité, chemin de fer, téléphone, automobile et aéroplane [plus usité qu'avion]. L'auteur d'À la recherche n'était pas insensible à ces inventions. Ce n'est pas au sens où il jouissait de ces produits comme usager, mais où ces nouveaux appareils pouvaient lui apporter de nouvelles visions du monde.

     L'image fixe d'une photo prise sous un nouvel angle, différente d'un portrait peint (qui n'est souvent qu'une affirmation d'une vue toute banale), semblait lui délivrer de nouvelles matières d'où on pourrait tirer le secret, l'essence jusque-là occultée. Il en est de même du téléphone capable de nous fournir la vérité de la voix, tout en nous barrant la vue, source de malentendus. Pour moi, la lecture du roman de Proust est un peu de ce genre. Elle m'apprend à voir les choses.

     Dans le billet 88, j'ai évoqué Mme Homma en même temps que son accent régional qui aurait pu avoir du commun avec celui de la duchesse de Guermantes. Le souvenir est en train de se perdre. Maintenant, je ne garde d'elle que son sourire et sa voix. Le souvenir de la voix pourtant, plus physique que l'image, persiste à durer.

     C'était en 2003, au mois de juin. Jean-Pierre Levet, mon illustre ami linguiste de Limoges m'a emmené à Lyon, pour participer à un congrès scientifique (qui eut lieu du 12 au 13 à l'université Lyon III) dont le grand thème était « l'origine de l'humanité et des langues ». Y participait un généticien de Paris qui animait un atelier avec plusieurs interventions pertinentes. C'était une figure plutôt méridionale que septentrionale, il s'appelait Pierre Darlu, directeur de recherches au CNRS et à l'INSERM. À une pause-café, j'ai osé lui demander s'il connaissait Alphonse Darlu, professeur de philosophie de Proust à Condorcet. Il m'a répondu que c'était son arrière-grand-père.

     Alphonse Darlu (1849-1921, né à Libourne) était un excellent professeur, représentait la philosophie de la troisième République. Il n'y aurait pas lieu de douter que Proust partageait sa vision républicaine de la langue française (cf. billet 86). Darlu avait peu écrit mais il est réconfortant de constater, avec la réalité tangible, que ses visions continuent en quelque sorte à travers son élève Proust et son arrière-petit-fils. On m'a pris en photo avec Pierre Darlu. La photo n'était pas réussie. Mais le souvenir de sa voix m'est resté.

     J'ai dit dans le dernier billet (89) que le tissu oral (texte) était rendu par la voix. Or, la voix humaine assume d'habitude deux fonctions : communiquer à la portée de voix un sens ou un sentiment, et, du coup, révéler la nature intrinsèque du locuteur. Elles sont parfois contradictoires. Lorsqu'il s'agit d'un écrivain, la voix met à nu l'écart souvent grand entre sa diction et son texte. Car la voix est un phénomène social externe, à découvert, tandis que le texte est interne. Voici la description par Proust de la voix de Bergotte, écrivain adoré par le Narrateur :

Bergotte n'était pas placé loin de moi. J'entendais parfaitement ses paroles. [...] Il avait en effet un organe bizarre ; rien n'altère autant les qualités matérielles de la voix que de contenir de la pensée : la sonorité des diphtongues, l'énergie des labiales, en sont influencées. La diction l'est aussi. La sienne me semblait entièrement différente de sa manière d'écrire, et même les choses qu'il disait, de celles qui remplissait ses ouvrages. (À la recherche du temps perdu, Gallimard « Bibliothèque de La Pléiade » 1954, t. 1, p. 549).

Bergotte savait cependant se venger sur ses amis riches de leur mépris pour sa vulgarité de diction:

ceux-ci [les amis de sa famille] dans leurs belles Rolls-Royce pourraient rentrer chez eux en témoignant un peu de mépris pour la vulgarité des Bergotte; mais lui, de son modeste appareil qui venait enfin de « décoller », il les survolait. (ibid. p. 555). (À suivre)

Publicité
Publicité
Commentaires
Philologie d'Orient et d'Occident
Publicité
Archives
Publicité