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Philologie d'Orient et d'Occident
30 novembre 2010

Le pays de Françoise et les patois

Philologie d'Orient et d'Occident (83)
                              Le 30/11/2010, Tokyo        K.

           Le pays de Françoise et les patois de France
             Proust (17)

 

     J'ai déjà parlé, dans le billet 80, de la formation complexe du personnage de Françoise, cuisinière de la famille du Héros-Narrateur, à partir de plusieurs modèles d'origines géographiquement différentes. Le Narrateur, qui est présenté dans le roman comme un jeune homme d'une famille bourgeoise, catholique et parisienne, voyait dans ce personnage une Française typique (insinué par le nom de Françoise), de la souche populaire et provinciale, avec qui le Narrateur pouvait difficilement s'assimiler.

 

Ainsi son parler [à Françoise] différait de celui de sa mère; mais, ce qui est plus curieux, le parler de sa mère n'était pas le même que celui de sa grand-mère, native de Bailleau-le-Pin, qui était si près du pays de Françoise. (A la recherche du temps perdu, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 1954, t. 2, p. 728).

 

     Le pays de Françoise est donc, dans le roman, tout près de Bailleau-le-Pin qui a une réalité géographique dans le pays de Beauce, Eure-et-Loir, au sud-ouest de Chartres, juste à mi-chemin de la ville de la Cathédrale et Illiers, le modèle par excellence de Combray. On est du côté nord de la Loire, en pleine zone de langue d'oïl.

     La page 728 du tome 2 est riche en renseignements concernant l'intérêt scientifique de l'auteur sur les patois de France. La citation ci-dessus est suivie d'une plus ample description de la matière :

 

« Pourtant les patois différaient légèrement comme les deux paysages. Le pays de la mère de Françoise, en pente et descendant à un ravin, était fréquenté par les saules. Et très loin de là, au contraire, il y avait en France une petite région où on parlait presque tout à fait le même patois qu'à Méséglise [aux environs de Combray]. [...] En effet, je trouvai une fois Françoise en grande conversation avec une femme de chambre de la maison, qui était de ce pays et parlait ce patois. Elles se comprenaient presque, je ne les comprenais pas du tout, elles le savaient et ne cessaient pas pour cela, excusées, croyaient-elles, par la joie d'être payses quoique nées si loin l'une de l'autre, de continuer à parler devant moi cette langue étrangère, comme lorsqu'on ne veut pas être compris. Ces pittoresques études de géographie linguistique et de camaraderie ancillaire se poursuivirent chaque semaine dans la cuisine, sans que j'y prisse aucun plaisir. »

 

     Aucun plaisir, certes, mais, on voit que la Narrateur s'y intéressait bien vivement.

     Proust n'a employé dans son roman ni « dialectologue », ni « dialectologie ». Le vocabulaire de Proust par Etienne Brunet (Genève-Paris, Slatkine-Champion, 1983) n'en relève aucun exemple, tandis qu'il enregistre quatre « dialecte » et dix-huit « patois ».

     Jules Gilliéron (1854-1926), dialectologue enseignant à partir de 1883 à l'Ecole pratique des Hautes Etudes (EPHE) et fondateur de la méthode de géographie linguistique avec la publication de l'Atlas linguistique de la France (1902-1923), fut élève de Gaston Paris (1839-1903) du Collège de France. Le premier tome (1887) de la Revue des patois gallo-romans qu'il créa avec l'Abbé Rousselot (1846-1924), son condisciple phonéticien, fut dédié à leur maître Gaston Paris.
     Ce dernier, éprouvé par les événements de 1870 et 1871 (la guerre franco-prussienne et la Commune), était bien conscient, comme la plupart des intellectuels de l'époque, de la nécessité de l'unité et du redressement du pays. Malgré de multiples patois en France, le pays ne devait pas être divisé. Il ne devait pas y avoir deux langues qui risquaient de créer deux France.

     Cette conscience de risques de crise nationale fit l'objet, en 1871 et 1872, des débats sur l'appartenance linguistique du texte des Serments de Strasbourg (IXe siècle) dans deux revues apparues de fraîche date : Revue des Langues Romanes (1871, article d'Anatole Boucherie) et Romania (1872, critique de la thèse de Boucherie par Paul Meyer). Gaston Paris était un des fondateurs de Romania. Gilliéron le relaya dans ses idées politico-linguistiques. Proust grandit dans ces années d'effervescence de l'intérêt pour les langues.   

(À suivre)

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