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Philologie d'Orient et d'Occident
2 novembre 2010

Du général au particulier : à la recherche d'un nom

Philologie d'Orient et d'Occident (75)
                                      Le 02/11/2010, Tokyo    K.

Du général au particulier : à la recherche d'un nom      
    Proust (9) 

     Alors que l'itinéraire sémantique du particulier (nom propre) au général (nom commun) est un chemin de désenchantement, voire, de désillusion (cf. billet 74), le cheminement du général au particulier se révèle, au contraire, un sentier d'aventures et de joie. Je veux parler du second volume de l'œuvre :  À l'ombre des jeunes filles en fleurs.

     (Saint-Loup absent) « Seul, je restai simplement devant le Grand-Hôtel à attendre le moment d'aller retrouver ma grand-mère, quand, […], je vis s'avancer cinq ou six fillettes, aussi différentes, par l'aspect et par les façons, de toutes les personnes auxquelles on était accoutumé à Balbec qu'aurait pu l'être, débarquée on ne sait d'où, une bande de mouettes […]. (Bibliothèque de la Pléiade, 1954, t.1, p. 788). Il s'agit de la première rencontre du Héros-Narrateur avec « les jeunes filles en fleurs ».

     Le passage d'un cahier de Proust qui préfigurait cette scène de rencontre a été publié par Maurice Bardèche : « Les filles : […] J'avais aperçu à Querqueville [= nom de ville avant que l'auteur ne songe à Balbec] un soir assises sur des chaises devant une tente sur la plage une masse amorphe et délicieuse de petites filles, sorte de vague constellation, d'indistincte voie lactée où je ne distinguais un visage que pour le reperdre et l'oublier au sein de tout. » (Marcel Proust romancier, Paris, Les Sept Couleurs, 1971, t. 2, p. 375)

     Cette description des filles est utilisée, dans le texte, pour représenter ce qu'elles étaient quelques années auparavant : « telle masse amorphe et délicieuse, […] de petites filles […] : sorte de blanche et vague constellation où l'on n'eût distingué deux yeux plus brillants que les autres, […], que pour les reperdre et les confondre bien vite au sein de la nébuleuse indistincte et lactée. » (Bibliothèque de la Pléiade 1954, t.1, p. 823).

     Dans les deux passages cités ci-dessus on remarque surtout les termes identiques pour rendre l'état de masse informe des jeunes filles : « masse amorphe et délicieuse », « sorte de (blanche et) vague constellation » et « indistincte voie lactée » / « nébuleuse indistincte et lactée ». Ce groupe de filles, dont toute composante est inconnue pour le Héros, n'est qu'un concept sans nom, signifié sans signifiant.

     Or la communauté terminologique entre ces textes proustiens et le fameux précepte de Ferdinand de Saussure est bien perceptible : « notre pensée n'est qu'une masse amorphe et indistincte. […] sans le secours des signes, nous serions incapables de distinguer deux idées d'une façon claire et constante. Prise en elle-même, la pensée est comme une nébuleuse où rien n'est nécesairement délimité. […] et rien n'est distinct avant l'apparition de la langue. » (Cours [1916], Paris, Payot 1960, p. 155). C'est par les signes (composés de signifiants et de signifiés) qu'est constituée la langue comme moyen de communication et d'entendement humains.

     Le désir irrésistible du Héros-Narrateur de connaître le nom d'une de ces filles est tout naturel. Il veut compléter un concept interne (une des filles inconnues) par un signe externe (son nom). C'est ainsi qu'il va à la recherche du nom de la fille qu'il vient de spécifier par l'aspect et par les façons. L'individualisation procède de la masse amorphe et indistincte.

     « Je me demandais si les jeunes filles que je venais de voir habitaient Balbec et qui elles pouvaient être. […] J'avais entendu une dame dire sur la digue : "C'est une amie de la petite Simonet" » (La Pléiade, 1954, t.1, p. 800-801). Alors le nom Simonet commence à l'occuper. Rentré à l'Hôtel, il demande au liftier s'il ne connaît pas à Balbec des Simonet et, sur sa réponse vaguement positive, le prie de lui faire apporter les dernières listes d'étrangers (ibid., p. 802).

« Ce ne fut pas sans un léger choc au cœur qu'à la première page de la liste des étrangers, j'aperçus les mots : "Simonet et famille". Je ne savais pas laquelle des jeunes filles était Mlle Simonet, […] mais je savais que j'étais aimé de Mlle Simonet […] » (ibid., p. 807) (A suivre)

 

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