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Philologie d'Orient et d'Occident
27 octobre 2010

Les interférences entre noms propres et noms communs : Proust (8)

Philologie d'Orient et d'Occident (74)
                                   Le 27/10/2010, Tokyo    k.

Les interférences entre noms propres
et noms communs : Proust (8) 

     Le modèle du nom proustien est constitué de plusieurs noms pour une seule existence (pour Odette Swann : Odette de Crécy, Miss Sacripant, Mme de Forcheville, belle-mère de Saint Loup etc. ; pour le baron de Charlus : duc de Brabant, damoiseau de Montargis, prince d'Oléron, de Carency, de Viareggio et des Dunes) et de plusieurs référents pour un seul nom de lieux (localités nombreuses appelées Saint-Hilaire ou variations de ce dernier, cf. billet 73). Le principe de la recherche proustienne est commun à la méthode dialectologique qu'on a vu naître fin du XIXe siècle.

     Un nom propre n'a généralement qu'un seul référent ; un nom commun en a d'innombrables. Le nom propre sert à particulariser, à spécifier ; le nom commun à généraliser. C'est ce qu'on apprend en premier à l'école dans les leçons de langues. Tintin est un reporter unique ; Milou, un chien unique. Mais, il y a toutes sortes de reporters, toutes sortes de chiens. « Le reporter » et « le chien » sont des noms génériques de ces reporters ou de ces chiens. Avec le temps, Tintin et reporter commencent à interférer, Milou et chien, également. Voilà un Tintin ! c'est : Voilà un (reporter plein d'astuces comme) Tintin ! C'est un Milou ! C'est un (chien adorable comme) Milou ! C'est ce qu'on appelle en linguistique l'antonomase.

      Ainsi on voit naître des noms propres apposés qui peuvent fonctionner comme de véritables noms communs. Pompidou est le Centre Georges Pompidou. Roissy est l'aéroport sis à Roissy. Apprendre la langue française, c'est devenir sensible aux parties occultées de ces expressions. Ce n'est pas seulement le français dont il s'agit, cela concerne toutes les langues, voire, toutes les existences.

     Pour le jeune Narrateur, la duchesse de Guermantes, auréolée de lumière, était une existence unique au monde. Tous les noms propres dont le concept est inconnu font rêver le Narrateur. Certains disent que, pour le nom du marquis de Cambremer, Proust avait pensé au général napoléonien Cambronne pour qu'on imagine à son endroit le mot célèbre que tout le monde connaissait. Je ne vois pas, cependant, pourquoi l'auteur du roman serait mal intentionné au point d'en vouloir à ce gentilhomme normand qui, propriétaire d'un grand château, aux environs de Balbec, à Féterne (Féternes, commune au sud d'Evian-les-Bains) avec de grands jardins, se payait le luxe d'inviter tous les dimanches la moitié des hôtes du grand Hôtel de Balbec. Cambremer (baronnie du Calvados) existe, comme nom de lieux, au sud de Cabourg (un des modèles de Balbec), à 15 km à l'ouest de Lisieux.

     «... un phonème, pris en lui-même, ne signifie rien. (...) ce vide cherche à être rempli. L'intimité du lien entre les sons et les sens du mot donne envie aux sujets parlants de compléter le rapport externe par un rapport interne (...) », avait dit Roman Jakobson (cf. billet 1).

     Les noms propres proustiens ne sont pas vides de sens, ils en sont, au contraire, pleins. Chacune des trois syllabes de « Guer-man-tes » devait avoir, pour le jeune Narrateur, un sens lumineux. Or le concept qui remplissait le nom change de sens avec le temps. M. de Charlus, un Guermantes, au corps élancé et aux yeux pétillants d'intelligence jadis, se rend à la soirée de la princesse de Guermantes, obèse, avec les yeux qui « avaient perdu tout leur éclat » (À la recherche du temps perdu, « Bibliothèque de la Pléiade », 1954, t. 3, p. 859).

    Mme de Guermantes a vieilli : « dans les joues (...), une trace de vert-de-gris, un petit morceau de rose de coquillage concassé, une grosseur difficile à définir, plus petite qu'une boule de gui et moins transparente qu'une perle de verre » (ibid, p. 937). Elle remarque la ressemblance encore accrue de M. de Charlus à sa mère (ibid, p. 991). Le temps avait fait bien son travail : des ravages. Dans A la recherche, l'itinéraire du particulier (nom propre) au général (nom commun) est un chemin de désillusion. (A suivre)

   

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